«Elle donne à voir, à sentir son pays et la douleur des femmes»
Plus qu’un modèle, Maryse Condé était inspirante. Quatre écrivaines racontent à Libération l’importance qu’a eue l’autrice dans la construction de leur itinéraire de romancières et comment elle leur a ouvert la voie.
Leïla Slimani
«Elle a résisté à toutes les étiquettes»
«Je suis très triste car nous étions liées par une grande amitié, je l’admirais beaucoup. Nous nous écrivions régulièrement, on parlait de littérature, de tout et de rien, de nos enfants… On se suivait à travers nos livres (elle écoutait les miens en livre audio, ne pouvant plus lire). Son oeuvre, autant que son parcours, de femme noire, immigrée, de “fille-mère” m’ont beaucoup inspirée. Elle avait cette générosité, ce sens de l’écoute, et ce goût pour la franchise, la vérité. Elle osait déplaire, elle n’aimait pas aller dans le sens du poil. Toutes qualités sans lesquelles on ne peut être ni une femme libre, ni un grand écrivain. J’ai découvert Moi, Tituba sorcière… ou la Vie scélérate pendant mes études, des romans qui m’ont marquée avec leurs figures féminines très fortes, pas aimables. Ou encore la Vie sans fards, son autobiographie à laquelle je suis revenue souvent, dans des moments de doute. Son évocation de la sensualité, de la sexualité, la question du métissage recoupaient des thèmes qui me sont chers. Je me retrouvais dans ses livres comme dans un miroir. Ses romans nous plongent dans un monde extraordinaire, sans manichéisme, empreint d’une magie folle et d’une grande tendresse envers les personnages. Elle a aussi résisté à toutes les étiquettes qu’il eut été facile de lui coller, elle n’aimait pas appartenir à une quelconque tribu! Mon seul regret est que la France ait mis si longtemps à la reconnaître à hauteur de ce qu’elle méritait, contrairement aux Etats-Unis où elle est davantage connue et admirée, je l’ai constaté à Harvard. Elle était assez hédoniste, malgré un côté dur. J’avais promis de lui cuisiner un plat marocain. Nous n’en avons pas eu le temps.»
Seynabou Sonko
«Cette lecture m’a éloignée du réalisme occidental»
«Il faut mourir pour avoir une reconnaissance et prendre l’espace qui nous est dû. Longtemps les écrits des femmes noires ont été invisibilisés à tel point que j’ai découvert Maryse Condé à 25 ans sur les recommandations de l’universitaire Maboula Soumahoro. Le premier livre que j’ai lu, c’est Moi, Tituba sorcière… dans lequel elle s’empare du viol avec une langue hypnotique. Elle se rapproche du conte et, sans le conscientiser, cette lecture m’a éloignée du réalisme occidental pour l’écriture de Djinns, mon premier roman. Qu’importe le nombre de livres que j’ai pu lire de Maryse Condé, je m’identifie à elle, à cette femme noire française. Je fais partie de cette filiation que j’espère transmettre.»
Nadia Chonville
«Elle m’a poussé à rêver à une carrière d’écrivaine»
«Je me sens héritière de Maryse Condé, cette autrice peu étudiée et effacée derrière des écrivains antillais comme Patrick Chamoiseau ou Raphaël Confiant. Pourtant, elle ne joue pas avec la réalité, elle est transparente. Elle dit le monde en donnant à nos territoires une place légitime et non plus marginale. J’ai grandi avec l’impression que les expériences vécues par les blancs étaient plus importantes que les nôtres. Elle a légitimé les miennes. Et m’a poussée à rêver à une carrière d’écrivaine. J’ai glissé dans mon roman Mon coeur bat vite des clins d’oeil à Moi, Tituba sorcière… Dans le premier, il est question d’une lignée de sorcières ; dans le second, d’un protagoniste initié à la sorcellerie. C’est une expérience sociale et non fantastique. Maryse Condé m’a permis de placer dans un réalisme caribéen une porosité entre le vivant et l’invivant, entre le visible et l’invisible. Je m’installe dans ses livres comme je m’installe sur ma terrasse.»
Gisèle Pineau
«Une langue semblable aux gestes d’un chirurgien»
«Maryse Condé, je l’ai d’abord entendue dans Apostrophes, l’émission de Bernard Pivot. Je me souviens avoir été fascinée par sa voix et sa personnalité affirmée. Ce que j’ai retrouvé dans ses romans, notamment les deux tomes de Ségou, les Murailles de terre et la Terre en miettes. Sa langue est précise, semblable aux gestes d’un chirurgien, rentre dans la psychologie des personnages et montre les liens entre l’Afrique et la Guadeloupe. Elle donne à voir, à entendre, à sentir son pays et la douleur des femmes. J’ai pensé : c’est ça être écrivain. C’est écrire sur le monde et non seulement sur sa terre. Elle m’a montré la liberté bien avant notre rencontre en 1986, date à laquelle j’ai remporté un concours de nouvelles dont elle était membre du jury. Elle m’a conviée chez elle à PetitBourg. Quelle joie, j’ai touché mon héroïne ! J’étais encore infirmière en psychiatrie quand elle a lu mon premier roman de 400 pages. “Il ne faut pas tout mettre ou bien on en fait deux tomes”, m’a-t-elle dit. Mon roman jeunesse Un papillon dans la cité, c’est Richard Philcox, son mari, qui l’a envoyé pour moi aux maisons d’édition. Maryse Condé m’a inspirée. Comme Toni Morrison et Simone Schwarz-Bart. Ces femmes noires nous ont prouvé que la réussite était possible.»