La Géorgie tiraillée entre son rêve européen et son gouvernement prorusse
Alors que la société civile souhaite activement intégrer l’Union européenne, les dirigeants du petit pays du Caucase n’ont de cesse de se rapprocher de Moscou.
En Géorgie, le drapeau de l’Union européenne s’affiche partout. Flottant sur les façades des bâtiments officiels, tagué à la bombe dans les rues, en déco dans les bars branchés. Il fait partie du paysage urbain au point qu’on pourrait presque oublier que ce petit pays du Caucase n’en est pas encore membre. On retrouve, une fois de plus, l’étendard aux douze étoiles placardé dans le local du mouvement Step, qui réunit des étudiants de Tbilissi avec pour ambition de porter la voix de la jeunesse pro-européenne. Dans cet immeuble défraîchi, un mur entier est recouvert d’un manifeste qui souligne cet engagement. «Les citoyens réunis ici conviennent que nous continuerons à lutter pour l’adhésion de la Géorgie à l’Union européenne», peut-on notamment y lire. Ces jeunes souhaitent activement que leur pays intègre la communauté européenne, comme environ 80 % des Géorgiens, selon les sondages.
«Je suis géorgien, et donc je suis européen», avait déclaré Zurab Zhvania, ancien président du Parlement dans le discours d’adhésion de la Géorgie au Conseil de l’Europe en 1999. Une phrase célèbre depuis, qui résume l’idée d’européanité dans le pays : un sentiment d’appartenance aux racines et valeurs européennes. La jeunesse du pays, née dans l’ère post-soviétique de l’indépendance, espère transformer en projet politique efficace cette notion quasi romantique. «Nous voyons dans l’intégration européenne un meilleur futur. C’est important que cela prenne la forme d’un engagement politique», résume l’un des cofondateurs du mouvement, David Sekhniashvili, lunettes rondes et sweat ample, attablé dans la salle de réunion qui sent le tabac froid.
«Levier de changement»
Dans le local, c’est un joyeux bazar: des tracts, des affiches et des souvenirs d’actions militantes éparpillés ici et là. Ce jour-là, ils sont une dizaine à s’être réunis pour discuter de leurs prochains projets. «Il y a des différences entre nous et l’ancienne génération, plus perméable aux discours de propagande qu’on peut voir à la télé. L’Union soviétique a laissé des traces dans certaines mentalités, alors nous essayons de montrer en quoi l’Europe est le bon choix», souligne Ana Minadze, 20 ans, allure soignée dans un tailleur élégant. Mais la tâche n’est pas évidente : le groupe est régulièrement ciblé par des officiels pro-russes. «Le gouvernement nous qualifie de satanistes, affirme que nous sommes financés par l’étranger pour promouvoir l’Union européenne… C’est fatigant, souffle Luka Chokhonelidze, qui enchaîne les cigarettes, les traits tirés. La réalité, c’est qu’ils ont peur car ils voient bien que les jeunes peuvent être un levier de changement. Et le changement, ce sera l’Union européenne !»
Si la Géorgie a officiellement obtenu le statut de candidate à l’adhésion le 14 décembre, le parti au pouvoir, Rêve géorgien, d’orientation pro-russe, fait craindre un éloignement du pays de son rêve européen. Depuis le début de la guerre en Ukraine, il accentue son double discours, affirmant vouloir rejoindre l’Europe mais multipliant les rapprochements avec la Russie. En mars 2023, le gouvernement avait ainsi tenté de faire passer une loi sur les agents étrangers, calquée sur la loi russe. Plusieurs milliers de Géorgiens étaient alors descendus dans les rues pour s’y opposer. Une image avait fait le tour du monde. Celle d’une femme, agitant un immense drapeau européen seule devant les canons à eau policiers. D’autres manifestants s’étaient joints ensuite à son geste pour tenir ce drapeau, coûte que coûte. Cette femme, c’est Nana Malashkhia, 47 ans.
Cette fonctionnaire à la mairie de Tbilissi donne rendez-vous dans un café à proximité de son lieu de travail. Pudiquement, elle déroule le récit du jour où elle est devenue, malgré elle, un symbole de cette lutte. «J’ai compris ce jour-là que nous étions à un tournant décisif concernant notre futur européen. Ce drapeau symbolisait tout cela. Je ne l’aurais lâché pour rien au monde, malgré les ecchymo
«Les conditions pour l’adhésion ne sont pas dans l’intérêt de ceux qui détiennent le pouvoir, donc il y a un paradoxe. Le peuple géorgien est comme prisonnier.»
Nona Mamulashvili ex-députée et activiste
ses que j’ai eues ensuite. C’est grâce à ces manifestations qu’on a obtenu le statut de candidat», affirme-t-elle, le regard déterminé.
Mémoire collective
Depuis ce jour, Nana Malashkhia a eu plusieurs propositions pour rejoindre des partis politiques, qu’elle a déclinées. «Ma place est avec la société civile. C’est aux Géorgiens de décider si la route vers l’Union européenne sera longue ou courte. Il faut voter pour changer de gouvernement», martèle l’employée municipale. Elle soutient que les dirigeants de son pays sabotent l’avenir européen de la Géorgie. «L’Union européenne est un sujet existentiel. Ces trente dernières années, on ne fait que lutter pour les valeurs européennes, que nous partageons depuis toujours. L’occupation soviétique a mis cela en pause, mais l’Europe est notre place naturelle», ajoute-t-elle.
Mais le chemin semble encore long. Ces derniers mois, la scène politique du pays a été marquée par des événements tumultueux : la démission du Premier ministre Irakli Garibachvili, remplacé par le chef de Rêve géorgien, Irakli Kobakhidzé, mais surtout le retour officiel de l’oligarque Bidzina Ivanichvili en politique, instigateur de ce remaniement. L’homme, qui a fait fortune en Russie, est accusé de diriger le pays dans l’ombre. Ces événements interviennent à un moment charnière, à quelques mois des élections législatives d’octobre, que le parti pourrait bien de nouveau remporter.
Face à ce risque, des voix de la société civile géorgienne veulent faire rempart. Giorgi Khvedeliani et Nona Mamulashvili, ancienne députée de l’opposition, ont ainsi fondé Gamziri, une ONG qui vise à promouvoir la voix européenne de la Géorgie. Récemment, ils ont travaillé pour rassembler des symboles de ce combat. Giorgi en pose plusieurs sur une table. Parmi eux, l’insigne militaire du héros national Giorgi Antsukhelidze, torturé à mort lors de la guerre de 2008 par des soldats russes et ossètes. Confié par la famille du défunt, l’objet est l’une des pierres de cette mémoire collective dont Gamziri a fait un film, présenté notamment au Parlement européen. «Nous voulons montrer le visage des Géorgiens en Europe, au-delà de la scène politique du pays», explique Giorgi, en contemplant ces morceaux d’histoire.
«Symbole de résistance»
Les deux activistes regrettent le manque de main tendue de la part de l’Union européenne. Mais Bruxelles marche sur des oeufs, entre aspiration à reconnaître l’engagement de la population envers les valeurs européennes et crainte de légitimer un gouvernement qui n’a pas satisfait la feuille de route qu’elle lui avait donnée. «Nous avons vécu pendant des années avec la promesse de faire partie un jour de l’Union européenne. Mais les conditions pour l’adhésion ne sont pas dans l’intérêt de ceux qui détiennent le pouvoir, donc il y a un paradoxe. Le peuple géorgien est comme prisonnier», soupire Nona Mamulashvili. Pour peser dans la balance, l’ONG essaie de porter ses revendications à un niveau régional, avec des partenaires en Ukraine et au Bélarus, «qui partagent une volonté de chemin européen et une histoire similaire de lutte face à la Russie», ajoute l’ex-députée.
Car l’intégration européenne représente surtout aussi une garantie de sécurité face à la Russie, qui occupe actuellement 20 % du territoire géorgien. Depuis la fin de la guerre des cinq jours de 2008 entre Moscou et Tbilissi, la Russie a instauré son contrôle militaire sur les deux régions séparatistes de la Géorgie : l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud, qu’elle reconnaît unilatéralement, soutient politiquement, et dont elle a en charge la surveillance des frontières. Dans les villages géorgiens proches de la ligne de démarcation, la crainte d’une offensive russe est omniprésente et les accrochages sont fréquents. En novembre, Tamaz Ginturi, sexagénaire, a été tué par un soldat russe sur les hauteurs du village de Kirbali, un hameau qui jouxte l’Ossétie du Sud. «Tamaz avait voulu se rendre à l’église de Lomis pour prier. Récemment, les Russes ont déplacé la ligne de démarcation et en ont fermé l’accès. C’était un endroit important pour lui, donc il est allé en ouvrir la porte qui était scellée. Et les soldats russes l’ont tué», raconte Mzia Khabashvili, sa belle-soeur, tout en montrant du doigt l’endroit du drame depuis le large balcon de la maison familiale.
Trois mois après, la colère de la famille est intacte. Pour ces villageois, il n’y a pas de troisième voie possible, seule l’intégration européenne pourrait empêcher d’autres drames. «Pour nous, c’est une question de vie ou de mort. On a recouvert le cercueil de Tamaz du drapeau européen. C’est un symbole de résistance à l’occupant ici», raconte Mzia en montrant sur son téléphone les vidéos des obsèques. «Comme ça, si les soldats russes regardaient depuis leurs positions militaires, la première chose qu’ils voyaient c’était les couleurs européennes», sourit amèrement Mzia. Depuis, le drapeau européen a aussi été accroché sur le fronton de la maison de Tamaz Ginturi, face aux positions russes. Comme pour dire qu’on peut tuer un homme, mais pas ses idées.