Les compléments alimentaires mettent la gomme
Minceur, cheveux, sommeil… Les compléments gélifiés connaissent une croissance exponentielle depuis 2021. Mais les professionnels de santé mettent en garde contre le risque de surconsommation et certaines promesses marketing.
Depuis trois ans, mon odyssée capillaire se heurte, chaque année, à deux obstacles : la tentation de tout couper et l’hiver (agressés par le froid, mes cheveux deviennent plus cassants et ternes). Si j’ai réussi à apprivoiser la première, le second me fait suer. Pour affronter le froid et ses duretés, je me décide à expérimenter une cure de «gummies» de compléments alimentaires. Que ce soit sur Internet, en pharmacie ou encore en supermarché, j’ai l’impression de me retrouver dans la caverne d’Ali Baba. Impossible de distinguer la panacée de la camelote tant l’offre est pléthorique. Les compléments alimentaires en bonbons gélifiés sont en passe de rafler la mise et de se faire une place de choix dans les dépenses bien-être des Français.
Ces compléments d’un nouveau genre contiennent des ingrédients de santé «naturels» tels que la mélatonine, le zinc ou encore des plantes. Besoins de bronzage, croissance des cheveux ou de la barbe, même antistress, immunité, énergie, minceur… A chaque tracas du quotidien sa sucrerie. Apparu en France en 2019, le marché des gummies a connu 90 % de croissance en 2021, près de 131% en 2022, et encore quelque 47% en 2023, relate Revue Pharma. L’an dernier le chiffre d’affaires de cette forme galénique nouvelle génération s’élevait à 88 millions d’euros en France.
Plaisir régressif
Entre l’alternance de froid et de chaud, la pluie et l’humidité qui malmènent mon cuir chevelu, j’opte pour une cure de trois mois. Après consultation de mon entourage, mon choix s’arrête sur Madame la Présidente, spécialisée dans les compléments alimentaires capillaires depuis 2017. C’est parti pour les bonbons «Monsieur». Contre 75,50 euros, je reçois trois flacons de 60 gummies. La posologie est simple : prendre quotidiennement deux bonbecs à tout moment de la journée. Les gouttes de vitamine D que je dois ingérer, chaque jour, me paraissent tout à coup contraignantes et rébarbatives. Au bout d’une semaine je prends un plaisir régressif, même enfantin, à gober mes super bonbons au goût de fraise qui deviennent un rituel du matin. Au bout d’un mois, je sens que mes cheveux sont plus résistants. Exit leur chute abondante lors du shampoing et la casse au moment de les peigner. Ma tignasse a gagné en vitalité. Derrière cette gamme de produits capillaires, il y a Meriem Khali-Malone, 40 ans. La patronne souffre depuis l’adolescence d’alopécie androgénétique. La maladie immunitaire se manifeste par une perte de cheveux irréversible. Pour elle, tout bascule aux Etats-Unis entre 2009 et 2011. «Je travaillais à l’époque dans le domaine de l’art contemporain. Là-bas j’apprends à prendre soin de mes cheveux sans produits chimiques, tandis qu’en France on n’avait rien de tout ça. J’ai également découvert des compléments alimentaires super efficaces pour prendre soin de mes cheveux.»
De retour en France, Meriem KhaliMalone cherche une solution pour mettre fin à l’importation onéreuse de produits étasuniens. Six ans plus tard, son premier comprimé pour les cheveux, «Résolution n° 1», voit le jour. «J’ai travaillé sur la formulation avec un ami chimiste.» En 2019, elle lance ses gommes «pour proposer une alternative aux clients qui peinent à aller au bout de la cure de comprimés». «A l’époque ça a pris tout de suite, très peu de marques en faisaient. A partir de 2021, tout le monde s’est mis à surfer sur la vague, tous les gros s’y sont mis et le marché a été inondé»,
analyse l’entrepreneuse qui revendique plus de 500 000 cures vendues depuis 2017.
Selon Revue Pharma, la «beauté du cheveu» est le second segment en valeur. Dans ce domaine, comme tous les autres, les grands laboratoires sont très présents. Avec GoodHair, lancé en 2019 par LashileBeauty, une start-up marseillaise qui propose plusieurs variétés de
gummies (minceur, peau, vitamines), avalée depuis 2021 par le laboratoire Cooper Consumer Health. Sur les cheveux, on retrouve également le laboratoire Arkopharma (Forcapil). Les gommes sommeil et stress dominent ce segment avec ZZzquil (P & G Health). Vient en troisième position le segment de la vitalité (immunité, vitamines, etc.). Parmi toutes ces marques,
«L’offre est tellement importante que les clients s’y perdent et vont finir par s’en désintéresser.» Meriem Khali-Malone fondatrice de Madame
la Présidente
●●● Mium Lab, ex-Miraculeux, qui avait levé 800 000 euros auprès d’investisseurs de renoms dont M6, distribue ses produits dans une dizaine de pays. Pour l’entreprise qui souhaite être perçue comme incontournable sur le marché, l’appétit vient en mangeant. «Mium Lab se positionne comme “une vraie” marque, avec des “vraies campagnes de communication”. Ils ont commencé les pubs dans le métro il y a quatre ans. Puis ils ont enchaîné sur M6, à la télévision, avec une pub en partenariat avec Karine Le Marchand, qui le présente presque comme un produit miracle. Enfin, plus récemment, avec un spot de publicité télévisé qui remixe la Symphonie n°5 de Beethoven. Cette campagne leur permet de créer de l’affinité avec le coeur de cible des gommes : une femme urbaine de 45 ans», analyse Basile Viault, planneur stratégique, notamment en charge des veilles économiques, marketing et stratégiques des nouveaux marchés, dans l’agence de publicité Rosa Paris.
Surconsommation
Malgré leur prix pas forcément abordable (entre 15 et 30 euros), les galéniques gourmandes ont conquis les pharmacies et les parapharmacies avec près de 7,5 millions de boîtes vendues. «La visibilité linéaire consacrée aux gummies a été multipliée par quatre en l’espace de deux ans. Ils occupent 12 % de l’espace des officines consacré aux compléments alimentaires pour le sommeil, et déjà plus de 40 % de celui réservé aux multivitamines pour les enfants», constate Jean-Sébastien Eudes, du cabinet de conseil Fact Pharma. «Les premiers gummies sont arrivés dans les années 2000 avec Pediakid qui les a lancés pour rendre ludique la cure de vitamine pour les enfants», analyse Stephen Robert, docteur en pharmacie et directeur général de Pharmadvisor. L’entreprise accompagne les marques souhaitant se développer sur le marché pharmaceutique français.
La galénique régressive a tellement chamboulé les codes de la nutraceutique («nutriment» + «pharmaceutique») que des acteurs historiques comme Oenobiol s’y sont mis. Mais certaines marques de nutricosmétique affichent leur résistance, à l’image d’Aime ou le spécialiste des compléments alimentaires NHCO, qui a expliqué sur son site son choix de ne pas en commercialiser : «La gomme ne peut contenir qu’environ 70 mg d’ingrédients, alors que nos gélules peuvent renfermer 600 mg d’actifs et un comprimé jusqu’à 700 mg.» La gomme a effectivement besoin pour son côté bonbon d’une base gélatineuse (animale ou végétale), de tapioca ou de peptide de fruits, et certaines formulations ajoutent du sucre ou du sirop de glucose pour donner plus de saveur.
Les professionnels de santé mettent en garde contre le risque de surconsommation et appellent à être attentifs à la composition et à la posologie. «Les autres produits (sirop, comprimés, capsules, etc.) ressemblent à des médicaments qui incitent à un respect du mode d’emploi tandis qu’avec les gommes, le côté plaisir peut l’emporter sur la précaution d’usage. Cette confusion des genres est quand même très problématique», prévient Laurence Coiffard, professeure en pharmacie galénique à l’université de Nantes. Par ailleurs elle s’inquiète des intitulés de certains produits. «Ce marketing peut avoir un effet pervers. Mettre en vente un produit avec les termes “boost immunitaire” dans un contexte de sortie de crise du Covid peut inciter certains à favoriser ces sucreries à un vaccin pour éviter la grippe par exemple.» Enfin, celle qui s’est spécialisée dans la recherche sur les crèmes solaires et les filtres UV conclut : «Certains produits prétendent préparer la peau au soleil. Il faut faire attention ! On ne se protège pas des filtres UV en consommant en quantité importante de la nutraceutique et en s’exposant n’importe comment au soleil.»
Autant d’éléments qui font dire à la professeure Coiffard que les bonbons santé sont un effet de mode qui devrait s’essouffler. Meriem Khali-Malone partage, à notre surprise, le même point de vue. «L’offre est tellement importante que les clients s’y perdent et vont finir par s’en désintéresser. J’observe que la gomme a été un produit d’appel pour certains de mes clients qui préfèrent revenir à une formulation plus complète sous forme de comprimé comme “Résolution n° 1”» qui reste l’article le plus prisé dans la gamme Madame la Présidente. Pourtant les indicateurs restent au vert. Selon les estimations d’Alcimed, le marché devrait atteindre les 7,15 milliards de dollars (6,63 milliards d’euros) dans le monde d’ici 2025, avec une croissance annuelle estimée à 8,4 % entre 2020 et 2025 et une valorisation à plus de 2 milliards d’euros uniquement sur le marché français.
Benoît Cheyrou (aucun lien avec le footballeur), fondateur de la jeune marque Love and Be Loved, n’imagine pas le marché s’effondrer. L’entrepreneur, qui a vécu aux EtatsUnis pendant dix ans, goûte son premier gummy pour le sommeil en 2016, année de lancement des compléments outre-Atlantique. Le succès est immédiat auprès des consommateurs. La marque étasunienne Olly a totalisé un chiffre d’affaires de 100 millions de dollars en 2019. La marque est rachetée la même année par le géant Unilever pour 1 milliard de dollars. «En France, 68 % des Français déclarent avoir des problèmes de sommeil, selon l’Ifop. Je pense que les marques qui feront de la qualité (un maximum d’ingrédient d’origine végétale, végane, sans additif…) et du made in France, qui seront innovantes, auront encore de belles pages à écrire», s’enthousiasme Benoît Cheyrou. Mais là où le bât blesse encore pour ces bonbons santé, c’est sur le terrain des preuves scientifiques soutenant les allégations de santé mentionnées sur les emballages.
Observance
Lancée fin 2023, la marque AdaptivLab se positionne comme «la première gamme de gummies santé inspirée par la nature et prouvée par la science» en mettant en avant des enquêtes et des études réalisées en officine sur des consommateurs. «Les études de stabilité prouvent que les principes actifs ne sont pas détériorés après le chauffage du produit. Mais il manque encore la grosse étude clinique du produit pour pérenniser le marché et obtenir la validation des pharmaciens. Rappelons que ce genre d’étude coûte entre 200 000 et 500 000 euros», analyse Stephen Robert.
En attendant de convaincre les sceptiques, les équipes marketing surfent sur l’observance de la cure. «Bien que je demande à voir sur quelle étude est fondée cette affirmation des 9 personnes sur 10 qui finissent leur cure, il ne fait pas de doute qu’un des points forts des gummies est l’amélioration de l’observance. Il est plus simple d’aller au bout d’une cure avec des bonbons», nuance Stephen Robert. Autre ressort exploité par les fabricants: celui de la nostalgie. Les adultes sont avant tout des enfants qui ont grandi.