#MeToo des armées: «Une masculinité hégémonique, un idéal guerrier»
Alors qu’une ancienne recrue de la marine a confié avoir été agressée sexuellement par un autre militaire, la sociologue Camille Boutron rappelle que la répartition des postes et les relations de pouvoir maintiennent les femmes en marge de l’institution.
Elle pourrait être la première voix d’une longue série de témoignages, dans une institution où les violences sexistes et sexuelles restent très largement tues. Ces derniers jours, Manon Dubois, ex-quartier-maître dans la marine, a témoigné dans plusieurs médias d’agressions sexuelles subies à de nombreuses reprises de la part d’un électrotechnicien, dans deux navires sur lesquels elle avait été affectée. L’agresseur, qui a reconnu les faits, a échappé au tribunal correctionnel. Il a été mis dix jours en arrêt, et a ensuite écopé de 600 euros de dommages et intérêts et de l’obligation de suivre un stage de sensibilisation. La victime, elle, a mis fin à sa carrière. Si les prises de parole publiques restent rares, la députée LREM Laetitia SaintPaul recueille des témoignages de violences et interpelle le gouvernement. Aurore Bergé, ministre de l’Egalité entre les femmes et les hommes, a annoncé mener le même travail. Cela débouchera-t-il sur un «#MeToo des armées»? La sociologue Camille Boutron, qui vient de publier l’essai Combattantes. Quand les femmes font la guerre (les Pérégrines) après avoir enquêté plusieurs années sur les questions de genre dans l’institution militaire, fait le point sur les difficultés structurelles qui empêchent de lutter contre les violences sexistes et sexuelles dans les rangs.
Que reflète cette amorce de «#MeToo des armées» du quotidien des femmes militaires ?
Toutes les femmes dans les armées ne sont heureusement pas victimes d’agression sexuelle. Mais il existe un sexisme ordinaire qui les touche toutes, dans les représentations comme dans les pratiques. Les blagues sexistes permanentes –auxquelles il faut rire – en représentent la pointe émergée de l’iceberg. Une femme militaire m’a raconté que lorsqu’elle était militaire en formation, son chef de groupe avait conseillé sur le ton de la plaisanterie, peu avant une visite où les militaires étaient en tenue civile, de ne pas mettre de legging «au risque de se faire violer». En 2018, après la publication par Libération d’une enquête sur le bizutage à Saint-Cyr,
«Le problème n’est pas réglé : pour avoir des femmes générales, il faut des femmes colonelles. Or, l’armée peine à retenir les femmes à haut potentiel à ce grade.»
la même officière me confiait qu’elle était désespérée que le genre de bizutage qu’elle avait connu une quinzaine d’années auparavant (comme des seaux d’urine lancés sur les étudiantes par leurs condisciples masculins) ait toujours cours.
Donc rien ne change en matière de prise en charge des violences sexistes et sexuelles ?
Les armées sont fières de dire qu’elles ont évolué. A la suite d’un livre d’enquête sur les violences sexuelles publié en 2014, la Guerre invisible. Révélations sur les violences sexuelles dans l’armée française [de Leïla Miñano et Julia Pascual, les Arènes], une cellule baptisée «Thémis» a été mise en place pour accompagner les victimes. Elle reçoit les plaintes pour harcèlement sexuel et sexiste, et fonctionne assez bien. Mais l’agression subie par Manon Dubois montre bien les limites du dispositif: si elle n’y a pas eu recours, était-ce parce qu’elle n’osait pas, parce qu’elle n’en connaissait pas l’existence ? Et une fois qu’elle a alerté, pourquoi lui a-t-on conseillé de ne pas participer à la mission suivante? Cela montre bien que le sujet n’est pas assez pris au sérieux dans les armées.
Mais certaines initiatives sont menées, y compris hors de l’institution, pour que cela change. La députée Laetitia Saint-Paul est une ancienne saint-cyrienne qui recueille des témoignages de violences et interpelle le gouvernement. Avec son passé militaire, elle pourrait permettre de franchir le fossé a priori infranchissable entre le monde militaire, le monde civil et le monde des mobilisations en faveur des droits des femmes. Ces trois groupes peinent à se regrouper dans un espace commun, c’est pourtant un élément clé.
Peut-on encore parler d’une forme d’omerta ?
Bien sûr. J’ai pourtant rencontré beaucoup de militaires qui agissent pour que la situation change, et puis il y a des référents mixité égalité dans chaque unité. Mais, évidemment, dénoncer est quelque chose de très difficile, et l’injonction faite aux victimes d’oser prendre la parole fait peser sur leurs épaules une immense responsabilité. Pourquoi serait-ce à elle de faire tout le boulot, alors que ce ne sont pas elles qui agressent et qui violent? On ne peut se contenter de dire «les victimes doivent porter plainte». Il faut aussi agir contre les représentations de la violence et de la masculinité. Et mettre un vrai coup de pied dans la fourmilière sur les représentations. Il existe une masculinité hégémonique dans l’armée, autour d’un idéal guerrier d’autant plus marqué que l’armée française se veut opérationnelle : elle est là pour la défense, mais se pense aussi projetée sur des théâtres d’intervention à l’étranger. Face à cet idéal, on entend encore dire que mettre des femmes au combat serait l’assurance d’un chaos total. Le problème est donc structurel: on ne veut pas des femmes dans les armées. Cela débouche sur des pratiques routinières qui maintiennent les femmes en marge: le simple fait que l’agresseur de Manon Dubois n’écope que de dix jours d’arrêt et de 600 euros de dommages et intérêts est éloquent.
Si beaucoup de militaires veulent que ça change, d’où vient le blocage ?
Parce que des militaires de tous grades perpétuent cette masculinité hégémonique, et que se jouent des relations de pouvoir qui sont souvent au détriment des femmes. Prenons un exemple au bas de l’échelle : quand ils arrivent à leur premier poste, les officiers de Saint-Cyr sont accompagnés par un sous-officier adjoint (SOA), généralement un militaire de fin de carrière, moins gradé qu’eux, qui joue un rôle de mentor. Une jeune femme officier m’a raconté qu’au début de sa carrière, son SOA lui avait littéralement pourri la vie, avec un comportement sexiste quotidien. Au plus haut niveau de la hiérarchie, on trouve évidemment des militaires conservateurs, tradis, cathos, qui se réclament d’une tradition où la femme ne travaille pas et est mère d’une famille nombreuse. Ils ne veulent pas la voir en treillis, couteau entre les dents. Ce n’est pas la majorité du personnel, mais c’est un groupe assez puissant pour peser sur l’ensemble de la culture militaire.
Le paradoxe, c’est que l’armée française a un taux de féminisation élevé par rapport aux autres nations : 16,5 % en 2021…
Oui, et par ailleurs, il n’y a plus de barrière de poste : une femme peut entrer dans les forces spéciales, ou encore faire partie de l’équipage d’un sous-marin. C’est ce qui donne à l’armée le sentiment d’être assez exemplaire. Mais quand on regarde où elles sont effectivement, la division sexuelle est évidente : elles sont nombreuses dans les postes administratifs ou dans les fonctions d’appui, pas dans les postes combattants. Seulement 7 % des femmes de l’armée sont envoyées en opération extérieure, et encore, une minorité de celles qui partent se retrouvent à des postes de combattantes : beaucoup sont infirmières, en appui logistique, etc. Or, si vous voulez monter en grade dans les armées, susurrer à l’oreille des présidents dans la salle de crise de l’Elysée, il faut avoir exercé des fonctions combattantes. On voit rarement un chef d’état-major arriver avec une spécialité RH.
Beaucoup de militaires expliquent qu’en laissant du temps au temps, ce pourcentage augmentera, y compris dans les postes hiérarchiques…
Ces arguments ne tiennent pas. Il y a quelques années, la ministre Florence Parly avait fixé l’objectif de 10 % de femmes parmi les généraux en 2022. Ce chiffre a été atteint par une politique assez volontariste. Mais sur le long terme, le problème n’est pas réglé : pour avoir des femmes générales, il faut des femmes colonelles. Or, l’armée peine à retenir les femmes à haut potentiel à ce grade. Beaucoup partent, notamment celles qui viennent de milieux plutôt progressistes et qui pensent pouvoir s’épanouir plus ailleurs. Les chiffres l’attestent : en 2022, moins de 300 femmes étaient colonelles (pour 2 548 hommes) et 664 lieutenantes-colonelles (pour 4 869 hommes). Les femmes officiers (5820 au total) sont ainsi majoritairement aux rangs inférieurs: lieutenant, capitaine et commandant, ce qui veut dire qu’elles finissent par quitter la carrière militaire au moment où cela devient «politique».
Qu’implique l’immobilisme de l’armée pour l’institution elle-même ?
Les armées ont un besoin impérieux de recruter. Disons-le clairement : si elles s’affichent trop féministes, elles risquent d’avoir des difficultés à recruter certains hommes. Mais, inversement, si elles ne font pas évoluer la situation, elles ne recruteront plus de femmes non plus. Pour régler ce problème, on en revient à la nécessité d’une remise en question fondamentale : «Qu’est-ce qu’être militaire ?» Cela implique de repenser les rapports entre les femmes et les hommes, mais, plus largement, les relations de domination : de jeunes hommes sont également victimes de violences sexuelles, et ils sont encore plus invisibles.