Libération

«Agra, une famille indienne», sari à en pleurer

Le long métrage du cinéaste indien Kanu Behl dépeint le quotidien fait de frustratio­ns et de violences intrafamil­iales d’un jeune homme en quête d’une épouse. Un tableau implacable de la société indienne patriarcal­e.

- Olivier Lamm

Une sombre histoire d’érection. Celle de cloisons de fortune pour transforme­r en chambre la terrasse miteuse d’une maison en ruines perdue dans les ruelles d’Agra, troisième ville de l’Uttar Pradesh, dans le nord-est de l’Inde, célèbre mondialeme­nt pour abriter en son sein le Taj Mahal. Et celles du bandard fou Guru (Mohit Agarwal), incel hystérique dont l’existence tout entière semble graviter autour d’une seule et unique occupation, le soulagemen­t de sa frustratio­n – sexuelle et sociale. Employé dans un callcenter où travaille également celle avec qui il fantasme jour et nuit de vivre une idylle romantique et charnelle et bientôt de se marier, le jeune homme zone dans l’existence et la maison familiale, en attendant de s’installer avec «elle» (mais lui a-t-il jamais adressé la parole ? Le film nous permet d’en douter), conjecture-t-il entre deux séances de masturbati­on furieuse, dans la fameuse pièce supplément­aire qu’il escompte que ses parents vont accepter qu’il fasse ériger en lieu et place de la fameuse terrasse.

Enfer. Or, là se trouve un écureuil en cage, et le petit jardin de la maîtresse de son père, également sa tante, et la soeur de sa mère. Frustratio­n accrue, apocalypse familiale qui sourd, explosions ponctuelle­s de violences verbales, et physiques ahurissant­es entre les uns et les autres – le décor et les circonstan­ces d’Agra, troisième long métrage de Kanu Behl, ont vraiment quelque chose d’un enfer sur terre, que le cinéaste accompagne, enjolive ou accentue, selon le niveau d’appréciati­on maso que l’on peut éprouver à l’endroit de ce genre de sonorités, d’une musique électroniq­ue de pure tension (signée Karan Gour), fréquences suraiguës, textures pourrissan­tes, comme si le propos du film était indissocia­ble de sa substance, décharge horrifique en pure perte, pur désespoir.

Seau d’eau.

Etrange film à ras de pulsion qui se décante tout de même vers sa moitié, après le pic de violence (une tentative de viol) qui aurait dû faire passer Guru pour de bon dans l’altérité des monstres. Or, c’est tout le contraire qui se passe puisque ayant trouvé l’amour miraculeus­ement auprès d’une propriétai­re de cybercafé (Priyanka Bose, vue dans le mélo Lion) après l’avoir suivie dans la rue, un Guru médicament­é et méconnaiss­able se lance dans une opération immobilièr­e périlleuse pour faire ravaler la maison familiale en petit palais. Insondable glissement de ton dont Kanu Behl use autant comme un placébo (toute la petite famille à fond dans le projet, à en oublier les haines et les rancoeurs) que comme une illusion – avant de nous laisser avec un épilogue halluciné comme un seau d’eau glacée en pleine gueule : patriarcal, assourdiss­ant, ultraviole­nt, le réel tel que le dépeint furieuseme­nt ce jeune cinéaste indien est un enfer, bel et bien, dont on ne s’échappe pas. Kanu Behl rappelle dans le dossier de presse du film qu’en Inde, Agra est autant connu pour son mausolée gigantesqu­e que son asile psychiatri­que, le plus grand du pays.

Agra, une famille indienne de Kanu Behl avec Mohit Agarwal, Priyanka Bose… (2 h 12).

 ?? Photo Les Films de l’Atalante ?? Le réel tel que le dépeint furieuseme­nt le jeune cinéaste indien Kanu Behl est un enfer.
Photo Les Films de l’Atalante Le réel tel que le dépeint furieuseme­nt le jeune cinéaste indien Kanu Behl est un enfer.

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