«La Base», de haut vol
Le beau documentaire de Vadim Dumesh met en lumière le quotidien des chauffeurs de taxis à Roissy, usés et dépassés par l’arrivée des VTC.
Imaginez que les limousines d’Holy Motors, qui se plaignent à la fin du film de Leos Carax d’être mises au rebut chaque nuit, se soient transformées en taxis parisiens et que leur nombre ait été multiplié par cent. Elles seraient là, à la «base arrière taxis» (BAT) derrière Roissy, immobiles et clignotantes, en attendant de s’élancer vers la ville. Imaginez que la Jetée, le chef-d’oeuvre de Chris Marker qui fait tout remonter à Orly, ait trouvé sa suite, son jumeau : cette fois ce serait Roissy, et les quelétait ques survivants d’une apocalypse mondialisée seraient ces chauffeurs de taxi qui continuent d’errer autour de l’aéroport, à la recherche d’un souvenir valable. Il y a un peu de tout cela dans la Base, le beau documentaire de Vadim Dumesh, présenté l’an dernier au festival Cinéma du réel et vainqueur du prix des jeunes. Le réalisateur est arrivé il y a des années à la BAT, il y a vécu le déménagement dans un nouvel espace, impersonnel et surveillé, et la pandémie qui a soufflé toute activité et laissé le bitume désert.
Karaoké.
Il a commencé par suivre, muni de son téléphone portable, quantité de chauffeurs, documentant ce moment suspendu où les travailleurs sont dans l’attente de l’arrivée d’un vol pour démarrer le moteur. De l’ancienne base, Vadim Dumesh filme comment elle
peu à peu devenue un lieu quasiment autogéré, avec une organisation propre,
souvent fonction de l’origine géographique des chauffeurs. Le coin chinois, le coin arabe, un espace de prière, un air de raï qui se mêle à un karaoké, des coffres ouverts qui accueillent des discussions à bâtons rompus, et surtout les visages fatigués qui tombent le masque de l’échange commercial : voici les taxis parisiens comme nous, clients, ne les verrons jamais. Usés, mélancoliques, dépassés par
l’arrivée en fanfare des VTC, lucides sur le fait qu’ils sont surnuméraires et qu’en haut lieu on murmure que la machine fera bientôt le boulot toute seule.
Arbre fruitier. L’idée de Dumesh est alors d’aller plus loin et de proposer aux chauffeurs de devenir les filmeurs de leur quotidien et notamment de documenter le départ d’une base arrière taxis vers une autre. Le geste est très beau, celui qui consiste à remplacer une dépossession par une reprise en main de leur histoire. Deux chauffeurs en particulier, Ahmed et Jean-Jacques, se prennent au jeu et, à la surprise générale, reprennent du poil de la bête en donnant une signification à ces tonnes d’heures d’attente qui deviennent soudain l’occasion d’archiver le temps perdu.
Les plus belles séquences du film éclosent vers la fin. L’une quand Ahmed décide de transporter à la nouvelle BAT un maigre arbre fruitier qui lui rappelle le Maroc. Au milieu du goudron et des relents de kérosène, voici quelques chauffeurs qui se mettent à replanter l’arbre comme si leur vie en dépendait. Geste dérisoire mais essentiel comme celui, plus tard, qui fait envoyer à Ahmed quelques images du pays natal, où il a finalement réussi à retourner. Une image pour tous ceux qui passent leur vie sans être vus, arraché au désastre.
L’idée de Dumesh est de proposer aux chauffeurs de devenir les filmeurs de leur quotidien.
de Vadim Dumesh (1 h 12).