«Yurt», aux fraises
Affadissant son propos, Nehir Tuna livre un premier film académique et trop léché, où un adolescent subit la tourmente d’une Turquie divisée entre laïcité et religion.
Tuer le père mais lui dédier le film. Curieux programme de meurtre et d’amour, de haine et d’hommage, que la coda de Yurt vient surligner (une lumière éteinte suivie du carton-dédicace). La position intenable est celle dans quoi se débat pourtant ce premier film torturé, appliqué, compliqué. Intenable mais qui se voudrait négociable, comme la promesse différée d’une anarchie sans cesse réduite à une obéissance résignée. Deux longues heures de louvoiement adolescent, d’allers-retours et volte-face («non papa», «oui papa»), de chemins rebroussés.
Film de pensionnat au noir et blanc léché, Yurt semble tout droit issu des sixties de la british invasion, petit air de James Ivory éclairé comme un faux Bill Douglas arty, au fusain détourné. L’impression aussi, à cause de la grande ressemblance du jeune héros avec l’ange punk, de la rêverie d’un Ian Curtis en Turquie. Tourmentée, poseuse, l’oeuvre surécrite fait retour au pays natal de Nehir Tuna (qui fit ses études de cinéma aux EtatsUnis). 1996 : l’époque est aux violences religieuses et aux crimes politiques dans une Turquie divisée face à l’offensive islamiste contre la république laïque instaurée par Atatürk.
Ahmet, fils délicat de la bourgeoisie, est le corps écartelé de ces temps houleux. Son père, entrepreneur florissant et membre prosélyte d’une confrérie musulmane dont il finance la construction des «dortoirs» (le sens de Yurt, sortes de madrasas), admoneste son petit héritier forcé de se soumettre à la religion à la dure. Le «bizut» a pour seul ami un gamin des rues pour qui l’école coranique est le seul refuge. Le reste du jour cependant, Ahmet suit les cours d’un collège mixte et laïque.
Des vices aux sévices, avec cauchemars et fantasmes afférents à l’imagerie ratée, le dilemme intime de l’adolescent au coeur de la contradiction nationale est élevé à une tourmente emblématique. Le film, voulant trop bien faire, annule sa position intenable en ne
se tenant ni bien ni mal, mais sage. Le style en est doublement académique : l’académie de l’école rigoriste, l’académisme d’un formalisme quadrillé. «Maman, qui est le plus grand ? Atatürk ou Dieu ?» Manichéen – qu’accentue le noir et blanc– et finalement confus, le passage à la couleur de la dernière demiheure fait l’aveu que même le film en a eu assez de ses afféteries fignolées.
de Nehir Tuna avec Doğa Karakaş, Can Bartu Aslan… (1 h 56).