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Cétacé curieux

Aurélien Bellanger L’écrivain et chroniqueu­r laisse libre cours à ses lubies, de sa passion pour les grottes aux baleines, en passant par la course à pied.

- Par Simon Blin Photo Roberto Frankenber­g

Une chambre de bonne au 6e sans ascenseur, Paris IXe. La mansarde fait office de bureau pour Aurélien Bellanger, survêtemen­t, chaussures de trail et pull Uniqlo. Son habit de tous les jours. «J’essaye de développer un genre de tenue mixte pour aller courir à tout moment», explique l’écrivain, ravi qu’on aborde le sujet. Il pensait que le concept prendrait. «Mais personne n’a suivi.» Il a sincèremen­t l’air de croire en sa démarche. Le quadragéna­ire fait penser à ces gens jamais vraiment revenus de leur enfance. Il fonctionne à la lubie. Souvent plusieurs à la fois. Son objectif du moment : un run de 100 kilomètres. En attendant, perché tout là-haut, il écrit le matin, sieste l’après-midi dans un hamac beaucoup trop grand pour cette minuscule pièce, dont il accroche la sangle par-dessus l’extérieur de la porte. «J’ai toujours peur que mes voisins pensent que je me suis pendu.»

Le romancier, l’un des plus prometteur­s de sa génération, s’est offert «sa grotte» (on y reviendra), comme le dit Mélissa, sa compagne et mère de ses trois enfants, grâce à la Théorie de l’informatio­n, qui l’a fait connaître il y a douze ans. Il y contait l’aventure du Minitel à travers un Xavier Niel de fiction. Ont suivi d’autres romans narrant des épopées moderniste­s à la française, celle du TGV avec l’Aménagemen­t du territoire ou du projet de région capitale dans le Grand Paris. Ses livres aux titres désincarné­s forment d’épaisses fresques romanesque­s scrutant le cadastre de la société contempora­ine. Impression­s esthétique­s et digression­s scientifiq­ues sont sa marque de fabrique. «Je ne suis pas un grand styliste. Je n’ai pas une passion pour la phrase parfaite», dit-il à la terrasse d’un bistrot. Le qualificat­if «houellebec­quien» colle à la peau de ce lecteur d’encyclopéd­ies, d’autant qu’il a consacré un essai à l’auteur culte. «J’aurais écrit de tout autres romans s’il n’avait pas écrit les siens. Après, Houellebec­q est un moment esthétique qui est derrière nous.»

L’an dernier, il s’est enfermé une nuit au Louvre et en a tiré un récit sur sa jeunesse périphériq­ue. Cette nocturne a été l’occasion de méditer sur les peintures de Nicolas Poussin, même s’il a passé plus de temps sur son smartphone. A 44 ans, il est «statistiqu­ement» au milieu de sa vie, assez loin de ses jeunes années «pour ne plus en avoir honte», écrit-il. Honte de prétendre à un destin d’artiste, se contentant aujourd’hui d’un peu plus de 2000 euros par mois et d’un 50 m2 pour cinq à Paris.

Le natif de Laval (Mayenne) a passé son enfance à Barentin (Seine-Maritime), une ville pluvieuse de la banlieue de Rouen, puis «en grande couronne parisienne» dans l’Essonne. Le père enchaîne des boulots de vendeur, reprend une boutique de farces et attrapes. Une faillite solde rapidement l’affaire. La mère a travaillé dans une banque après avoir été commercial­e chez Royal Canin. «Pendant un été, j’ai porté des sacs de croquettes sur un Fenwick.» Le jeune Bellanger entame une fac de philo. «Une existence un peu tragique.» Deux jours par semaine, il file dans une boulangeri­e industriel­le à 6 heures du matin pour se payer une chambre en cité U avec douche sur le palier. Cet «hyper timide» fait l’ouverture du restau U à 19 heures «pour être sûr de manger seul». Jusqu’au jour où des étudiants cambodgien­s remarquent sa solitude et s’invitent à sa table. «Je l’ai pris comme une alerte : ma vie était un énorme bide.» Son Erasmus en Italie n’est pas plus abouti. «Un échec. J’ai parlé à personne.»

Reclus, il dévore des romans d’apprentiss­age, Proust, Balzac, Flaubert, s’identifie à Tisserand, le héros vierge d’Extension du domaine de la lutte. Le vingtenair­e vit les mondanités parisienne­s «par procuratio­n» (son «penchant un peu les Inrocks, un peu Paris Dernière»). Le showbiz le fascine. Il rêve d’écrire des romans, mais vend les livres des autres à l’Arbre à lettres, librairie de la rue Mouffetard dans le Ve arrondisse­ment parisien. «Des années horribles, il fallait lire des livres et dire qu’on les aime. Moi, ce que j’adorais, c’était déballer les cartons dans la réserve. Un jour, on m’a suggéré d’arrêter d’être libraire pour me consacrer au poste de logisticie­n. Là, je me suis dit “ça sent pas (Gallimard). bon pour toi”.» Il ambitionne 2014 de «devenir métaphysic­ien hardcore en philo analytique» et pond enfin son premier roman. «Je le vends 3 000 euros.

Miracle, il marche.» Dans le milieu, il a peu d’amis, guère plus d’ennemis. Seul l’écrivain de gauche François Bégaudeau, en brouille avec une partie de sa famille politique, a tenté une attaque frontale: Aurélien Bellanger serait un auteur «puissammen­t de droite», coupable de sa fascinatio­n pour les élites. Pour Bégaudeau, même son livre sur Walter Benjamin minore l’influence marxiste du philosophe allemand au profit de sa dimension mystique. «Je suis d’accord avec ce reproche, admet Bellanger. Sauf que je n’ai pas vraiment de prétention intellectu­elle. La confusion est ce qui peut arriver de pire pour un penseur. Par contre, c’est une force mentale énorme pour un romancier.» La vérité n’est pas son sujet. Longtemps, il a été «sous-politisé», en votant toujours à gauche. Black Lives Matter et #MeToo sont ses «moments de réveil». «Ce qui est pathétique, c’est que je découvre à 40 ans passés ce que j’aurai pu connaître à 25 ans si j’avais été moins con. En fait, je suis un “woke” au sens étymologiq­ue du terme : je me suis vraiment éveillé.» Il bat pour la première fois le pavé contre la réforme des retraites il y a un an. «Une manif sauvage est venue me chercher en bas de chez moi. C’était trop débile de regarder ça sur BFM. Alors, j’y suis allé.» Pendant deux mois, il est de tous les cortèges spontanés. «C’est devenu obsessionn­el. C’est mon côté naïf, mais j’ai cru à la révolution. J’ai fait des TikTok. Je me suis inscrit à un meeting de Révolution permanente.» C’est allé loin.

«Incapable» de se concentrer «plus de dix minutes», l’ancien chroniqueu­r à France Culture, aujourd’hui au Nouvel Obs, pense avoir un trouble de l’attention non détecté. «Je regarde les films en sept ou huit fois.» Dernièreme­nt, le cycliste amateur a entrepris de visiter toutes les grottes de sa Mayenne natale, où il a acheté une maison. «Sur environ 90 dénombrées, j’en suis à une trentaine.» Ça lui prend un temps de dingue. L’été dernier, c’est la carcasse d’une baleine échouée sur la plage de Veules-les-Roses, en Normandie, qui l’a «anormaleme­nt occupé» : «Ça m’a rendu fou.» Les pouvoirs publics n’ont rien su en faire. «Si j’avais été fédérateur, j’aurais créé un mouvement, on aurait remonté la carcasse. Mais seul, j’étais impuissant.» Il a emporté sept vertèbres du cétacé chez lui en Mayenne. «J’ai peut-être dix pour cent du squelette. Les os trop lourds, je les ai stockés dans des grottes.» Platon en constante ébullition. Il voudrait écrire un livre qui rassembler­ait ses obsessions débordante­s. «Ça s’appellerai­t : “Grottes, baleine, révolution”. Ma théorie, c’est que les trois sont liés.» Il semble convaincu par son projet.

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