Libération

«Sans mes voisins, j’aurais plongé»

Entre déflagrati­on personnell­e et intime, deux sinistrés de la rue de Tivoli racontent à «Libération» leur difficile reconstruc­tion.

- Recueilli par S.Ha.

Le 9 avril 2023, une explosion de gaz a réduit en poussière deux immeubles du centrevill­e marseillai­s, causant la mort de huit personnes. Tous des habitants du 17, rue de Tivoli, le bâtiment soufflé. Les résidents du numéro 15 avaient pu être évacués avant son effondreme­nt, comme ceux du 19, partiellem­ent détruit. Deux rescapés racontent à Libération la déflagrati­on personnell­e et intime provoquée par le sinistre.

«On voyait mon rideau rouge à la télé»

Myrtille, locataire au numéro 19

«Le 9 avril 2023, je passais la soirée chez moi avec une amie. Vers 22 heures, une autre pote insiste pour qu’on la rejoigne boire un verre. Quand on est rentrées, vers 0 h 45, mon voisin de palier que je croise devant la rue m’a dit qu’il y avait eu une explosion. Je comprenais qu’un truc grave était arrivé, mais c’est comme si deux parties de mon cerveau n’étaient pas reliées, j’étais dans le déni. Je n’ai compris que le lendemain, au gymnase où ils accueillai­ent les sinistrés. Le soir à l’hôtel, j’ai passé mon temps à regarder en boucle les images de mon appart à la télé. On voyait mon rideau rouge encore accroché, la bouteille d’huile d’olive sur la table… Ces images ont tourné longtemps dans ma tête.

«La semaine qui a suivi, j’avais l’impression d’être juste mon corps. Cette espace que tu considères comme chez toi n’existe plus. C’est là que tu te rends compte que toutes tes affaires sont un peu avec toi dans ta tête. Un mois et demi après, j’ai pu retourner dans l’appartemen­t. Tout était sous des couches de poussière, ça sentait le feu. Je voulais surtout récupérer la photo d’une amie décédée. Le reste, je m’en foutais. J’avais déjà fait le deuil. C’était quand même chez moi, mais comme un chez moi mort.

«J’ai passé trois mois à l’hôtel avec mes voisins. L’ambiance était un peu à côté de la plaque, on avait du mal à faire les choses du quotidien. Le rire et le détachemen­t m’ont sauvée. Ça faisait seulement un an que j’avais aménagé, je les connaissai­s à peine. On a fait une première séance de psy collective qui nous a énormément soudés. Sans eux, j’aurais plongé. J’ai fini par trouver un appartemen­t en juillet. Deux voisins ont quitté Marseille, deux autres ont aménagé ensemble, en colocation. On se retrouve régulièrem­ent chez eux, c’est notre base arrière du 19. A l’approche du 9 avril, je n’arrête pas de faire des cauchemars. Je suis à l’étranger pour mon travail, je ne serai pas là pour la commémorat­ion, j’aurais préféré être avec les autres. Je reviens quelques jours plus tard à Marseille et les premiers à m’accueillir, ce sont mes voisins.»

«On avait bossé et on a tout perdu»

Roland Bellessa, propriétai­re au numéro 15

«On a été réveillés par un grand bruit, le salon était en train de s’effondrer, on ne pouvait plus sortir. On s’est réfugiés avec ma femme et mes deux enfants sur le balcon et les secours sont venus nous récupérer avec la grande échelle. On a fini par aller chez mes beaux-parents en chaussette­s.

«Les premiers jours, il faut gérer l’urgence, récupérer des choses. On a fini par trouver une location meublée dans le quartier, pour que les enfants continuent dans leur école. Moi, j’ai essayé de reprendre le travail à mi-temps au bout d’un mois, mais ça ne marchait pas. Après trois mois d’arrêt, j’ai repris en temps partiel thérapeuti­que, je ne travaille pas le mercredi. C’est compliqué de retrouver du sens au travail. On était bien dans notre vie, on avait bossé et on a tout perdu. Et la bataille pour être indemnisés par les assurances occupe le quotidien. Je ressens de l’énervement, de la colère.

«Et j’ai une intoléranc­e à l’inefficaci­té. Ce qui est compliqué, c’est que ce n’est pas comme un deuil. On est face à un événement qui va occuper notre vie durant des années. On ressent un gros découragem­ent, un sentiment d’abandon. Avec les assurances, il faut se battre sur tout. Et sur chaque truc, ils grattent. Leur but, c’est quand même de viser bas, de miser sur la fatigue et que les gens lâchent. Dans mon cas, le sinistre est tellement gros que je ne peux pas lâcher. Mais d’autres moins impactés vont avoir besoin de passer à autre chose… Si on n’avait pas été organisés en collectif, je ne pense pas que j’aurais eu l’énergie pour me battre.»

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Roland Bellessa, qui habitait au 15, rue de Tivoli.

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