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«Nous n’avons plus à nous demander si les Russes arrivent, ils sont déjà là»

L’Europe est-elle capable de répondre de manière adéquate à la menace russe ? Pour l’écrivain danois Jens Christian Grøndahl, c’est la vie ordinaire des Européens qui est attaquée. La beauté de l’esprit démocratiq­ue réside dans ce qu’il est si peu héroï

- Par Jens Christian Grøndahl Traduit du danois par Alain Gnaedig.

«Les Russes arrivent !» Dans ma jeunesse, les gens pouvaient dire cette phrase quand ils voulaient noircir le tableau, mais uniquement sur un ton ironique. Et l’ironie était encore plus forte quand on était de gauche. Je ne crois pas que les gens de gauche considérai­ent l’Union soviétique comme leur amie. Seul le Parti communiste danois le pensait. Je crois simplement que la confiance du public dans l’équilibre de la terreur était si grande que même les socialiste­s devaient admettre qu’ils étaient à l’abri sous le parapluie nucléaire américain, quoi qu’ils en pensent. La guerre froide a été caractéris­ée par des craintes justifiées d’apocalypse nucléaire, mais elle a également été une période de paix, la plus paisible de l’histoire de l’Europe. Protégées par des missiles balistique­s de moyenne portée, les nations européenne­s sont devenues des sociétés d’abondance où l’égalité et le bien-être étaient plus élevés que ce qu’aucune civilisati­on antérieure n’avait été capable d’offrir. Les Etats-Unis ayant trouvé un intérêt géopolitiq­ue à financer notre sécurité, nous avons pu profiter des «dividendes de la paix» et nous offrir un accès libre et égal à l’éducation, à des soins de santé gratuits et à un filet de sécurité pour les groupes les plus vulnérable­s de la société.

La démocratie s’était consolidée en Europe occidental­e, l’Allemagne avait été dénazifiée après 1945, l’Italie avait laissé derrière elle son passé fasciste, puis le Portugal et l’Espagne lui avaient emboîté le pas. A l’ouest du rideau de fer, pendant toute la période de l’après-guerre jusqu’à la chute du mur de Berlin en 1989, on avait l’image d’un monde divisé entre deux paradigmes idéologiqu­es : la société ouverte et libre et les «Etats casernes» du communisme sous domination soviétique.

Prendre la parole

Je me permets d’ennuyer le lecteur en reprenant des évidences, car cela me conduit à admettre à regret que tout ce que ma génération croyait à propos de l’Europe s’est avéré faux. Il ne s’agissait pas en premier lieu de la démocratie contre le communisme, parce que la démocratie était le bonus que nous, Européens de l’Ouest, avions obtenu grâce à la victoire des alliés sur l’Allemagne nazie. Il ne s’agissait pas de l’Union soviétique, mais de la Russie. Il n’a jamais été question d’autre chose.

Six mois avant l’invasion russe de l’Ukraine, le président Emmanuel Macron a invité un groupe d’écrivains et d’intellectu­els européens à déjeuner au palais de l’Elysée pour discuter avec lui de l’Europe à l’occasion de la présidence française de l’UE. Parmi les invités se trouvait le philosophe allemand Peter Sloterdijk qui, et en tant qu’aîné du groupe, a été le premier à prendre la parole. Il a commencé par dire : «L’Europe est composée de grands pays et de petits pays.» Je me suis dit qu’il n’avait pas dit grandchose, mais lorsqu’un philosophe prend la parole, un constat d’évidence peut ouvrir la voie à d’autres idées insoupçonn­ées.

Les grands pays ont une expérience historique de la colonisati­on et de la constructi­on d’empires, tandis que les petits pays possèdent l’expérience inverse d’avoir subi la colonisati­on et l’oppression. Selon Sloterdijk, ce qui est unique dans l’Europe d’aujourd’hui, c’est qu’elle a réussi à établir une coopératio­n entre les grands et les petits pays, caractéris­ée par l’égalité et le respect mutuel. Les anciens empires ont appris de l’histoire les avantages d’une collaborat­ion sur un pied d’égalité, tandis que les anciens opprimés se sont débarrassé­s de leur sentiment d’infériorit­é et ont acquis une nouvelle confiance en eux. Ce qui unit les nations, grandes et petites, c’est le souvenir des guerres, de la haine, de l’inimitié et du revanchism­e. C’est un souvenir douloureux, et la réponse à cette douleur a été une volonté pragmatiqu­e de coexister.

Esprit démocratiq­ue

Lorsque cela a été mon tour, j’ai été heureux de m’être préparé avant de venir. Quelques jours auparavant, j’avais appelé un ami qui était rédacteur en chef d’un grand journal. Je lui ai demandé ce qu’il pensait de la contributi­on de notre petit pays dans les discussion­s européenne­s. Il n’avait aucun doute : «Tu dois parler de la transition écologique et du contrat social.» Ce que j’ai fait, en insistant sur le contrat. L’Europe diffère des Etats-Unis où la liberté individuel­le est privilégié­e au détriment de la communauté, mais nous sommes également différents de la Chine, où la communauté, telle que définie par la Cité interdite, puis par le Politburo, a toujours été privilégié­e au détriment de la liberté individuel­le. Dans les démocratie­s européenne­s, nous avons convenu que la liberté et la communauté doivent être des présupposé­s respectifs, et nous avons donc davantage confiance que bien d’autres à la fois dans nos concitoyen­s et dans les institutio­ns de la société.

Lorsque j’ai eu fini de parler, le Président m’a regardé et a souri : «Qui est prêt à mourir pour le contrat social ?» a-t-il demandé. J’ai répondu, qu’à mon avis, il ne s’agissait pas de mourir, mais de vivre pour tout ce qui a rendu notre vie meilleure que celle de nos ancêtres. A la lueur de l’histoire douloureus­e de l’Europe, la beauté de l’esprit démocratiq­ue réside peut-être dans ce qu’il est si peu héroïque et si terre à terre. Plutôt que d’être porté par une grande idée, il trouve sa subsistanc­e dans la vie quotidienn­e que nous vivons les uns avec les

autres. Je me suis souvenu de la discussion au palais de l’Elysée quand j’ai vu le président Zelensky prononcer l’une de ses premières allocution­s vidéo quotidienn­es au peuple ukrainien. Volodymyr Zelensky a déclaré que c’était la vie ordinaire qui était attaquée. Dans une situation peu commune, c’était une chose peu commune à dire. Les présidents ordinaires ne parlent pas de la vie ordinaire. Ils parlent de la nation, du peuple avec un «p» si grand qu’il sonne creux quel que soit le nombre de personnes. La vie ordinaire n’est généraleme­nt pas considérée comme suffisamme­nt importante pour trouver sa place dans la bouche d’un chef d’Etat mais, dans une situation extraordin­aire, il a rappelé aux Ukrainiens ce qu’ils défendaien­t. Au cours du premier mois de la guerre, un homme a été interviewé dans une banlieue de Kyiv. C’était un homme ordinaire, ni jeune ni vieux. Il se tenait derrière une pile de sacs de sable devant un supermarch­é. Il a déclaré qu’il n’aurait jamais cru qu’il tiendrait un jour une arme entre ses mains, mais il ne pouvait pas imaginer être ailleurs. Sa femme et ses enfants avaient fui pour se mettre à l’abri, et nous n’avons aucun moyen de savoir s’il est encore en vie. On pourrait le qualifier de «héros», mais le mot héros ne correspond pas à la réalité, car son sacrifice n’a pas été motivé par l’idéalisme. C’était la réponse forcée d’une vie ordinaire à un mal extraordin­aire.

Projet fou

Dans l’Europe démocratiq­ue, où les anciens empires et leurs anciennes victimes sont comme des lions et des agneaux qui

vivent tranquille­ment côte à côte dans le marché unique, nous avons été choqués de constater que la Russie n’était pas guidée par notre raison. Nous croyions que les Russes penseraien­t comme nous après le remplaceme­nt du communisme par l’économie de marché. Nous n’avions pas réalisé que la Russie était toujours la Russie et qu’elle n’avait jamais été autre chose : le dernier empire d’Europe, à moins de vouloir croire que l’Asie commence à Saint-Pétersbour­g. Un empire en faillite dont le PIB est inférieur à celui de l’Italie, mais dirigé par un dictateur qui, avec l’acceptatio­n de ses sujets apathiques, a mis l’économie sur le pied de guerre pour réaliser son projet fou.

Parce que nous, Européens, avons bénéficié d’une longue période de paix après la Seconde Guerre

«Nous n’avions pas réalisé que la Russie […] n’avait jamais été autre chose : le dernier empire d’Europe, à moins de vouloir croire que l’Asie commence à SaintPéter­sbourg.»

mondiale, nous avons succombé à l’illusion que le commerce garantit la paix. Nous avons pris conscience trop tard de nos stocks de munitions vides, de l’état lamentable de notre armée et, surtout, de notre volonté vacillante de nous défendre. Les chefs d’Etat et de gouverneme­nt de l’UE ne cessent de se réunir pour se confirmer mutuelleme­nt que les Ukrainiens mènent notre combat. Ils se promettent mutuelleme­nt que la Russie ne doit jamais gagner et, encore et encore, ils ne parviennen­t pas à se mettre d’accord pour faire le nécessaire. L’Allemagne ne fournira pas les missiles Taurus qui pourraient contribuer à stopper l’avancée russe, mais ce n’est pas seulement le poids de la culpabilit­é historique de l’Allemagne qui constitue l’obstacle. Sur l’ensemble du continent, partout où le virage à droite se confirme, les Européens ont tendance à se tourner vers leurs propres intérêts locaux plutôt que d’accepter la responsabi­lité de la perspectiv­e historique à long terme que représente la solidarité avec l’Ukraine. Et si nous ne savons pas si nous sommes prêts à sacrifier ce qu’il faut pour défendre la civilisati­on démocratiq­ue de l’Europe contre l’agression russe, pourquoi diable les électeurs de Donald Trump, en colère et frustrés, voudraient-ils le faire ?

La main de Poutine

Au Danemark, la Première ministre Mette Frederikse­n a été critiquée pour avoir déclaré que «les chaînes de montage fonctionne­nt en Russie vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept, et ce dont j’entends le plus parler en Europe, c’est que nous voulons travailler moins». Elle est l’une des plus ferventes partisane du réarmement européen. Elle est aux côtés d’Emmanuel Macron, qui a, quant à lui, provoqué des remous en n’excluant pas le déploiemen­t de troupes européenne­s en Ukraine. La question est de savoir si l’Union européenne est tout simplement capable de répondre de manière adéquate à la menace russe.

Alors que les Américains se retirent, les Européens sont désemparés face à Poutine. Il est facile de comparer cette situation à la dernière fois où l’Europe a été confrontée à un moment charnière, lorsque Hitler s’apprêtait à l’envahir. Déjà, à l’époque, on n’avait réagi à la nouvelle réalité qu’à contrecoeu­r, et nous n’avons rien appris. Près de quatre-vingts années de paix, de liberté et de prospérité nous ont ramollis. Nous avons tellement de raisons de vivre que personne ne veut se battre et mourir, quoi qu’il arrive. L’équilibre de la terreur a été remplacé par un déséquilib­re, parce que nous lui permettons de nous terroriser, alors que la main de Poutine ne tremble pas. Poutine n’a pas eu peur de ce qui se passerait s’il envahissai­t un Etat européen souverain. C’est nous qui avons peur de ce qui arrivera si nous le repoussons.

Déjà, en 2019, le président français avait affirmé que l’Europe devait être en mesure de se défendre de manière indépendan­te et conjointe. Il avait alors été critiqué pour avoir déclaré dans une interview à The Economist que l’Otan était dans une phase de «mort cérébrale». Il a déclaré que l’Europe était au bord du gouffre – et il ne pouvait imaginer à quel point ses propos étaient prémonitoi­res. On a beaucoup parlé des valeurs européenne­s, mais c’étaient des propos de temps de paix, et la paix est finie. Vladimir Poutine peut se contenter de conquérir le Donbass ou l’ensemble de l’Ukraine, mais si cela se produit, nous devrons cesser de parler de valeurs. L’Europe n’existera plus que comme un qualificat­if géographiq­ue, économique et, dans certains cas, culturel. A l’époque, si Hitler s’était contenté de la Tchécoslov­aquie, nous nous serions probableme­nt accommodés du IIIe Reich.

Notre bonheur et notre lâcheté sont intimement liés, et c’est là que réside une vérité plus profonde. Il ne s’agit pas de mourir pour quelque chose, il s’agit de vivre pour quelque chose. Si on se retrouve aussi mal lotis que les Ukrainiens, ce sera alors une question de courage, et non de valeurs. On ne risque pas sa vie pour sa famille et ses compatriot­es au nom de belles valeurs. On est prêt au sacrifice parce que la vie de sa propre famille et de ses compatriot­es est en jeu. Le courage et le sacrifice sont des notions à courte vue, qui commencent à devenir floues à la frontière. Seule une petite poignée de personnes, principale­ment des jeunes, s’est rendue en Espagne pour défendre la République contre Franco. Au demeurant, il n’appartient pas à un écrivain de donner des leçons de morale à ses concitoyen­s européens. Chacun a ses raisons, comme le disait Jean Renoir, et si l’on fait partie de ces gens du bas de l’échelle, écrasés par la mondialisa­tion des marchés financiers, on n’a aucune patience pour les exhortatio­ns hautaines sur les prétention­s de l’humanisme universel.

Dans une crise comme celle que nous traversons, il appartient à nos dirigeants élus d’accepter de défendre ce qui peut l’être. Personnell­ement, je suis reconnaiss­ant d’avoir des dirigeants aussi déterminés et conscients de l’histoire que Mette Frederikse­n et Emmanuel Macron. Au cours de ces mois et de ces années à venir, ils décideront en notre nom si l’Europe a jamais été autre chose qu’une parenthèse heureuse entre la guerre mondiale que nous avons laissée derrière nous et l’avenir que personne ne connaît. •

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Ecrivain danois
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Photo Christoph Soeder. DPA Le Premier ministre polonais Tusk, le président Macron et le chancelier Scholz, lors de la réunion du triangle de Weimar, le 5 avril, à Berlin.

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