Les secrets du polichinelle de Tiepolo
Les Beaux-Arts de Paris exposent les dessins de Giambattista Tiepolo et de ses deux fils jusqu’au 30 juin. L’occasion de (re)découvrir les célèbres personnages aux longs chapeaux du grand maître vénitien.
D’abord, les gnocchis. Ils doivent remonter en surface : l’un des polichinelles, de profil, tend sa fourchette pour vérifier la cuisson. L’énorme navet qui lui sert de faux nez plonge vers l’eau bouillante comme une stalactite vers un sous-sol nutritif mais inquiétant. Autour du potaux-pâtes, ils sont douze. Quelle Cène ! Giambattista Tiepolo en avait dessiné un treizième, debout à gauche, mais il l’a effacé, sans doute moins pour des raisons superstitieuses que pour des raisons esthétiques: les douze forment avec leurs longs chapeaux de cuisiniers, de docteurs, de fous, une masse obscène et pyramidale qui s’amasse et se vautre en attendant Godot-lesbons-gnocchi. Le théâtre mélange la vie, les fantasmes et les genres. La caricature est fondée sur des types, et aussi, dans ce merveilleux dessin datant de 1735, une comédie de l’Italie entière.
Splendeur de la satire
Giambattista Tiepolo est vénitien. Il a été le plus grand peintre italien du XVIII siècle. Ses fresques rendraient le ciel jaloux, s’il était habité. Sa renommée en Europe ferait pâlir n’importe quelle tête de liste aux élections européennes. En France, on l’aime moins. La dernière exposition date de 1997-98. On n’a pas vu ses dessins vénitiens depuis 1990. Les Beaux-Arts en possèdent dix. Les polichinelles, eux, sont napolitains. La tradition des gnocchis offerts au maire de la ville par les enfants des quartiers populaires, pendant le Carême, vient de Vérone. Sur le dessin, les polichinelles, courtauds, se ressemblent tous, de vrais clowns et de vrais clones. Deux d’entre eux sont bossus et allongés.
Sur d’autres dessins du maître, absents de l’exposition, certains ont la diarrhée à force de manger. Son fils Giandomenico faisait des polichinelles plus grands, plus minces, dans des situations plus variées. Le père réduit les variations à très peu de choses, dans l’ombre et le souffle du geste. Ce qu’on voit ici est le théâtre de la convoitise ou peut-être, plus simplement, d’une faim qui rend le misérable hideux. Splendeur de la satire : le masque et ses grimaces, l’uniforme et ses jeux, élèvent ce qui abaisse. Splendeur de l’Italie : un peuple qui sait rire de sa misère, pour en faire un spectacle ; et l’oeil de Tiepolo, semblable à celui de l’aigle, effectue son panoramique envol sur polichinelle, exemplaire unique et spectaculaire de la condition humaine. Les formes qui naissent de l’encre et du lavis, à peine mais entièrement, sont saisies par la main de l’artiste al dente, tels les gnocchis bientôt piqués. Elles fument dans nos regards d’une joie sauvage.
A défaut d’aller voir les fresques de Tiepolo père à Würzburg, en Bavière, à la villa Valmarana en Vénétie, ou encore la Balançoire des Polichinelles du Ca’Rezzonico peints par l’un de ses fils, une visite dans la petite salle de l’Ecole nationale des Beaux-Arts permet de rêver ces voyages par quelques dessins et estampes. L’Ecole possède dix dessins de Giambattista, ni signés ni datés. Outre celui des gnocchis, chacun vaut le déplacement. En particulier, Faune et faunesse et deux Sainte Famille. L’artiste a utilisé le motif des faunes dès 1740, pour peindre la voûte d’un palais de Milan. Il dessinait parfois pour préparer ses fresques, souvent pour faire rêver sa main. Son génie, comme celui de Picasso, naît sans préavis sur la feuille.
Coeur de l’écrin
Le faune et la faunesse sont accoudés l’un à l’autre, en position allongée, leurs corps aux torses nus formant un triangle au sommet d’une vallée de papier vide. On croit voir, du côté de la faunesse, une main pointée vers le haut, un doigt tendu, par-dessus un zigzag d’encre ; mais ce n’est peut-être qu’une vision. Elle semble endormie, ou assoupie, sur l’épaule du faune dont le menton touche son front. Il sourit un peu. Ses pattes, ébauchées, ont l’air de racine. On flotte dans une mousseline de lignes, d’arabesques. L’amour est passé, il est là, et il se contente de flotter. Les Saintes Familles, dans la manière, ne sont pas saisies autrement : des corps, des ombres, de la grâce en position, dans cet instant où des gestes ne sont plus tout à fait ceux d’avant ni tout à fait ceux d’après. Tiepolo vieillissant en a peint 67, des variations assemblées dans des catalogues de dessins qu’il confia à l’un de ses fils avant de rejoindre en 1762 l’Espagne où il mourra. A une exception près, les catalogues ont été démantelés. On a vendu les dessins au cours des siècles aux plus offrants. Deux d’entre eux sont aux Beaux-Arts. D’autres dessins rappellent son talent de caricaturiste : un moine de profil, un noble vu de dos. Tiepolo caractérise des types, des silhouettes sociales, non des personnages précis.
Le type s’amuse de l’essence sans dénoncer l’homme ni le généraliser. C’est une morsure en lisière de sarcasme. D’autres dessins indiquent l’influence de Rembrandt. L’ensemble forme le coeur de l’écrin présenté : estampes des fils et des autres, au moment où l’imprimerie se développe, où les images circulent et se déclinent sur des supports différents, faisant la chaîne entre elles. Les Beaux-Arts doivent largement cette collection à un donateur, Jean Masson. Il avait fait fortune grâce à une fabrique de tissus pour ecclésiastiques. Il épousa une danseuse anglaise dont l’oncle l’initia aux incunables. Il allait dans les châteaux et les couvents appauvris, qu’il proposait de rénover en échange des dessins qui s’y trouvaient. Plus tard, il épousa une chanteuse lyrique beaucoup plus jeune et, craignant sans doute qu’elle ne disperse l’ensemble à sa mort, il en fit don aux Beaux-Arts. Elle contesta en vain la succession. On l’imagine volontiers penchée sur les dessins, par-dessus le cadavre, comme un polichinelle sur les gnocchis bouillants.
Philippe Lançon
Les Tiepolo, invention et virtuosité à Venise
A l’Ecole nationale supérieure des Beaux-Arts de Paris, Jusqu’au 30 juin.
Tiepolo dessinait parfois pour préparer ses fresques, souvent pour faire rêver sa main. Son génie naît sans préavis
sur la feuille.