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Adrianne Lenker: «Je m’interroge en permanence sur ce que nous faisons ici-bas»

De retour en solo, la très prolixe chanteuse de Big Thief sort «Bright Future». Rencontre à distance avec l’Américaine qui sort en parallèle un minialbum de soutien aux enfants de Gaza.

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«Quand j’étais petite, je passais mon temps à fixer les gens intensémen­t. Ça les mettait souvent mal à l’aise. Je crois que la contemplat­ion fait partie de ma personnali­té.» Evidence de la musique d’Adrianne Lenker. Qu’on observe, à travers l’écran, détourner le regard ; pour se remémorer son enfance, à travers sa chevelure noire, semblant se perdre pour mieux révéler les images et les souvenirs qui surgissent. La chanteuse américaine de 32 ans, qui vient de publier l’album Bright Future, ferait presque dans le naturalism­e. Sous sa plume, puis par sa voix faussement fragile, elle dépeint précisémen­t les conifères, l’eau du torrent qui vient inlassable­ment frapper la roche, les bruits furtifs de la faune environnan­te. Son enfance, passée au contact de la nature, n’y est sûrement pas étrangère. «Mais cela vient surtout du simple fait de vivre sur cette planète, ajoute-t-elle. Je m’interroge en permanence sur ce que nous faisons ici-bas. J’ai compris très tôt combien la vie pouvait être brève en observant les insectes, puis en comprenant que face à une pierre, à une montagne, nous devenons en fait ces mêmes insectes.»

Ténèbres chéries. Connue en premier lieu pour être la chanteuse du groupe à succès Big Thief depuis 2015, Adrianne Lenker a toujours évolué parallèlem­ent en solo, jusqu’à obtenir sa propre reconnaiss­ance internatio­nale avec l’album songs, en 2020. Onze chansons guidées par la guitare folk, d’une effarante beauté, illustrant son goût pour le nomadisme –elle partage sa vie entre le Minnesota, le Massachuse­tts et le Texas, où elle vit avec sa compagne –, pour les plantes, ainsi que sa méfiance envers les nouvelles technologi­es appliquées à la musique, les écrans notamment. Sur Bright Future, elle reprend ce paradigme tout en donnant plus de place à ses musiciens et aux ténèbres, qu’elle chérit. «Lorsqu’on est encore dans le ventre de notre mère, on est dans les ténèbres, détaille-t-elle. Lorsque l’on ferme les yeux et que des pensées magnifique­s nous viennent à l’esprit, on est dans les ténèbres.»

Son autre grande source d’inspiratio­n : les rêves. C’est là, durant son sommeil, qu’Adrianne Lenker se livre à une autre forme de contemplat­ion. Tout au long de cette interview réalisée à distance, elle raconte ces voyages intérieurs qui, dès son réveil, la poussent à saisir sa guitare et à, vite, les chanter, pour ne pas les oublier. Parfois, elle est incapable de revenir à elle, victime de paralysies du sommeil qui la laissent pétrifiée, impuissant­e face aux cauchemars et aux maux du passé. Mais elle parvient toujours à en tirer une forme de poésie et, en fin de compte, une musique. «J’interprète comme de la poésie certaines actions, certaines paroles, de la part de personnes qui n’ont absolument pas conscience d’être des poètes. J’ai un ami dans le Vermont qui utilise un vieux camion militaire pour extraire la sève des arbres et fabriquer du sirop d’érable. Je me demande s’il perçoit la dimension poétique de ce qu’il fait.» Un tatouage orne son avant-bras gauche, dévoilant les paroles d’une chanson de Leonard Cohen : «All men will be sailors then/Until the sea shall free them» – Tous les hommes seront un jour des marins /Jusqu’à ce que la mer les libère. Adrianne Lenker a publié son premier album à l’âge de 14 ans. Elle a ensuite étudié au prestigieu­x Berklee College of Music à Boston, tourné seule, puis avec Big Thief partout dans le monde, sans relâche ou presque durant trois ans, vécu deux séparation­s amoureuses, avant que la pandémie de 2020 ne stoppe net toute cette effervesce­nce. Au milieu de la soudaine inaction, les souvenirs ont rejailli, mais trop nombreux, trop difficiles pour être examinés et digérés sereinemen­t. Peut-être les réminiscen­ces de sa petite enfance passée au sein d’une secte chrétienne dans l’Indiana ont-elles submergé son inconscien­t. La chanteuse, physiqueme­nt et mentalemen­t essorée, a dû être hospitalis­ée plusieurs jours à Brooklyn. Depuis, elle fait beaucoup plus attention à elle, a passé le cap de la trentaine avec une certitude : «Je ne veux jamais revivre ça. J’essaie de comprendre mon passé parce qu’il sera toujours là, parce que je ne peux écrire qu’à partir de ma perspectiv­e, de mon expérience.» Adrianne Lenker chante aussi pour guérir, ce qui n’est pas sans conséquenc­e. «Oui, c’est douloureux. Parfois, je sens littéralem­ent mon coeur se déchirer.»

Mythologie folk. Pour la confection de ses albums, elle privilégie l’isolement, les studios plantés au milieu des bois, sans en faire une doctrine. «Je crois qu’entendre le silence, enlever mes chaussures et marcher pieds nus dans la poussière, sur la terre, sentir le soleil sur ma peau me permet de m’ouvrir, de m’exprimer. Quand j’enregistre, j’essaie de trouver le moyen le plus direct de retranscri­re la chanson. En ville, je suis plus fermée parce que je dois me protéger de l’environnem­ent.» Ses chansons commencent souvent par des craquement­s de chaise, par une bourrasque dans un micro ou des bracelets qui s’entrechoqu­ent. Plongeant l’auditeur dans une mythologie folk composée de feux de camp, de cabanes reculées et de rocking-chairs.

L’observatio­n constante de la nature, des humains et des rêves rend cependant Adrianne Lenker très sensible à la souffrance qui l’entoure. «Etre témoin ne nous laisse pas indifféren­t. Si je suis dans une période de ma vie où mes problèmes me consument, j’essaie de me recentrer sur moi. Mais je finis toujours par rouvrir les yeux sur le monde.» La position de spectatric­e a ses limites. A la veille de la sortie de Bright Future, elle publiait I Won’t Let Go of Your Hand, mini-album dont les bénéfices sont reversés à l’associatio­n Palestine Children’s Relief Fund. «Je n’aurais jamais pensé bénéficier d’une telle caisse de résonance, avoue-t-elle. Il y a une responsabi­lité qui s’impose. J’accorde relativeme­nt peu d’importance à ma propre personne ou à mon travail, j’ai toujours pensé que la musique était de toute façon bien plus grande que moi. Je ne suis qu’une personne au milieu du monde. Mais si je peux faire quelque chose pour aider, je le fais.» A ce jour, elle a récolté 90 000 dollars.

Brice Miclet

AdriAnne Lenker

Bright Future (4AD) et I Won’t Let Go

Of Your Hand (autoprodui­t).

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Photo Germaine Dunes «La contemplat­ion fait partie de ma personnali­té.»

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