Quais du polar Noir de monde
Avec 100 000 visiteurs, l’édition 2024 du festival littéraire lyonnais a battu un record d’affluence et de ventes (330 000 euros), grâce à un plateau de 135 auteurs venus du monde entier.
On tente une évaluation au doigt mouillé : deux à trois kilomètres. Soit la longueur de la queue qu’on a observée à plusieurs reprises de vendredi à dimanche, autour du palais de la Bourse. Epicentre du festival Quais du polar de Lyon, le beau rectangle conçu par René Dardel était tout bonnement cerné par ses prochains visiteurs et son rez-de-chaussée, où les auteurs signent, a pris dès le premier jour des allures de ruche. La manifestation qui fête ses 20 ans a beau faire un carton depuis une décennie, on n’avait jamais vu ça. On est d’accord avec Caryl Férey (Série noire), pilier de Quais depuis l’origine : «Tant de gens qui patientent des heures, sans s’énerver, pour acheter des livres ou nous écouter jacasser, c’est dingue !»
tueur à gages
Dès vendredi aussi, il valait mieux se pointer tôt aux tables rondes : à l’hôtel de ville, pour celle qui avait pour thème l’élection américaine, l’attente commençait dès le franchissement des grilles qui mènent à la maison commune. Il faut dire que le plateau d’auteurs était étoilé : S.A. Cosby, Dennis Lehane, John Grisham, Gabino Iglesias. Ce dernier est une valeur montante et le souligne – «Je suis en plein syndrome de l’imposteur […], je suis indiscutablement celui qui vend le moins parmi nous, achetez mes livres !» Originaire de Porto Rico, il vit à Austin au Texas, est culturiste autant que prof. Un job perdu pendant la pandémie, avec double peine à la clé : plus de salaire, ni d’assurance maladie. Cette précarité irrigue le Diable sur mon épaule (Sonatine), son troisième roman, organisé autour de Mario, un père de famille qui devient tueur à gages pour faire face aux coûts d’hospitalisation et de soins de sa fille malade. Un polar hybride et métissé jusque dans la langue, qui mêle anglais, «spanglish» qui prévaut le long de la frontière, et espagnol portoricain ou mexicain. Iglesias écrit notamment : «Ce jour-là, le monde entier avait découvert que l’Etat du Sinaloa était devenu une zone de non-droit. Et puis, le lendemain, le monde entier avait tout oublié, parce que l’abruti qui logeait à la Maison Blanche à ce moment-là avait dû sortir une connerie encore plus énorme que la précédente.»
Un postulat que ne contrediraient pas S.A. Cosby, Dennis Lehane et John Grisham, même si tous soulignent que Donald Trump n’est que le symptôme du «bordel» américain en cours. S.A. Cosby, auteur noir qui vit et a grandi en Virginie, ancien Etat confédéré, pointe que l’Amérique s’est construite sur le génocide des Indiens et l’esclavage. Il raconte que l’élection d’Obama a multiplié les drapeaux de la Confédération dans sa région, où s’est jouée la guerre de Sécession. Le Bostonien Lehane dont le dernier livre, le Silence, se déroule sur fond d’émeutes racistes qui ont enflammé sa ville en 1974, renchérit: «Oui, il y a ce mal originel, le racisme, et ensuite la société est devenue toujours plus consumériste, matérialiste, le pays a perdu son âme et on en voit l’apothéose aujourd’hui.» John Grisham rappelle que l’élection présidentielle a été de tout temps «très serrée, mais on est restés civilisés, avec Trump qui joue sur la peur et la division, on est passés à autre chose». Le militant démocrate prédit que «Biden gagnera de justesse, et Trump recommencera à dire ses conneries, élection volée etc., et il enverra ses partisans dans la rue, et ça pourrait être violent». En amont du festival, l’ex-avocat avait dit à Libération son inquiétude face de la montée de l’extrême
droite en Europe et son étonnement face à l’impopularité de Macron qu’il trouve plutôt «charismatique». Documenter par la fiction peut être une forme d’engagement, un panel autour des luttes LGBT + en apporte la preuve. L’Américain Joe Thomas, dont Brazilian Psycho (Seuil) a pour point de départ l’assassinat d’un homosexuel dans le Brésil haineux de Bolsonaro, est catégorique : «La fiction policière doit être politique, tous mes romans sont basés sur des faits avérés, ma fiction est tirée de la réalité.» Il a vécu dix ans à São Paulo, en a tiré un quatuor. L’Islandaise Lilja Sigurðardóttir (Métailié) se félicite que son pays ait été «le troisième à avoir un pacte civil pour les personnes LGBT +, et il est si petit qu’il est facile d’éduquer les gens, de faire passer des messages, mais pour autant ces personnes n’étaient pas représentées dans la fiction, elles restaient sous les radars». La Française Sandrine Lucchini (aussi journaliste et scénariste) s’immerge, elle, avec Charlotte chérie (Hachette Fictions), dans le marigot bien flippant des incels, la branche la plus extrémiste des groupuscules masculinistes. «En France, le phénomène est émergent, aux Etats-Unis et en Angleterre il a déjà suscité des attentats. […] Chez eux, il n’y a pas que la haine des femmes mais plus globalement la haine de l’autre.»
«Nouveaux riches»
Et au fait, comment va le polar nordique, après la déferlante amorcée en 2005 par Millenium de Stieg Larsson? La question réunit Lilja Sigurðardóttir et son compatriote Ragnar Jónasson, le Norvégien Jo Nesbø et le Suédois Pascal Engman. Tous s’accordent à reconnaître que «polar nordique» est une appellation fourre-tout. «L’attention accordée au polar nordique a ouvert beaucoup de portes et personnellement, j’en suis reconnaissant. Cela dit, c’est un label, et il y a autant de mauvais polars nordiques qu’ailleurs», pose la star Nesbø,
qui souligne «ne pas avoir d’agenda politique contrairement à Stieg Larsson ou Henning Mankell, moi j’interroge la condition humaine». Son dernier livre, Rat Island, un recueil de nouvelles, met en scène des survivalistes millionnaires prêts à tout pour sauver leur peau. L’aride grimpeur n’épargne pas ses concitoyens : «La découverte du pétrole a provoqué une évolution énorme, la Norvège est devenue un des pays les plus riches de Scandinavie et une société très contente d’elle-même, avec des gens qui se comportent en nouveaux riches.» Il travaille ces temps-ci à l’adaptation de l’Etoile du diable, le cinquième roman de sa série avec l’inspecteur asocial et tourmenté Harry Hole, écoulée à des millions d’exemplaires.
On trouve un peu d’amour dans ce monde de brutes dans le dialogue entre Hannelore Cayre (Métailié) et Olivier Merle (XO), mais c’est pour… l’homme préhistorique. L’une (exavocate) comme l’autre (géologue) s’insurgent contre l’image qui perdure, d’un être débile et tout en grognements. Et puis, ça peut paraître paradoxal vu les horreurs qu’il est capable d’imaginer, mais Maxime Chattam (Albin Michel) dégage une chaleur communicative et l’éclat de rire est fréquent lors de l’heure d’échange avec ses lecteurs, par exemple quand il balance, tout sourire, «Je ne suis pas le pote de mes personnages, donc si à un moment donné il faut lui planter un couteau dans le dos, je le fais». L’abonné aux best-sellers, qui sévit aussi bien dans le polar que le thriller, l’horreur ou la saga de «young adult», a livré en 2023 Lux, un roman d’anticipation qui carbure à l’écoanxiété. Tout en se disant «sceptique sur la façon dont on met la faute écologique sur les citoyens plutôt que sur les industriels», il pointe ses propres contradictions : «Ça ne m’empêche pas de voyager et de montrer le monde à mes enfants… Cela dit, je ne suis pas pétri d’écoanxiété et même si je mets en scène des ordures, j’ai foi en l’humanité. Face à l’adversité, on trouve des solutions.» On apprend qu’insomniaque, il fait «des jeux de construction la nuit en écoutant des podcasts», qu’il est réserviste de la gendarmerie nationale, et que vu «le grand écart» entre ses livres, il a décidé avec son éditeur d’un système de macarons qui indiquera des âges de lecture, «par exemple déconseillé aux moins de 12 ans ou de 16». Doux à cuir. •