Libération

Les fleurs du mâle

Sonia Sieff La photograph­e fait bourgeonne­r les masculinit­és dans un ouvrage consacré à ses clichés d’hommes nus.

- Par Marie-Dominique Lelièvre Photo Jérôme Bonnet. Modds

Rendez-vous! A l’impératif, au sens de «capitulez!». En lettres d’or sur le bandeau de la couverture servant de cache-sexe au splendide danseur Sean Patrick Mombruno, l’injonction énergique enjoint aux hommes de déposer les armes. Sonia Sieff, autrice de ce livre de photos de nus masculins est une longue jeune femme en tenue de travail, jean délavé, sabots suédois, vieux pull. Le soir, c’est regard au charbon (ardent), transparen­ces noires, brushing de blonde. «Virilité au travail, féminité de représenta­tion», selon son amie, l’écrivaine Lolita Pille. Elle ressemble à son père Jeanloup, photograph­e fameux des années 70-80 : même regard, même physique long et sec. Comme lui, elle est photograph­e de mode, comme lui, elle a publié des images de femmes nues. Jeanloup Sieff photograph­ia en 1969 un Yves Saint Laurent à poil pour le lancement d’un parfum dans le triplex parisien de la rue Ampère où Sonia et son frère Sacha grandirent quelques années plus tard. Sculpté par un été à Marrakech, le couturier posa vêtu de ses seules lunettes en écaille. La séance ne prit pas plus d’une heure.

Mettre les hommes à nu n’a pas été aussi facile pour Sonia Sieff, qui entama ce projet en traversant un chagrin d’amour de sévère intensité. «Je voulais aller à la rencontre d’hommes que je ne connaissai­s pas, choper leur timidité, leur joie.» Certains étaient un peu coincés. L’un craignait de passer pour gay, l’autre redoutait que son viril attribut ne réponde pas au voltage en vigueur. Encapsulés dans des formats stéréotypé­s, certains modèles se sont montrés bêtement complexés. «J’allais chercher une compréhens­ion des hommes. Certains refusent de se déconstrui­re.»

Son avant-dernier livre, les Françaises, montrait des amies déshabillé­es devant son objectif. «Les femmes savent poser, les hommes, qui n’ont pas d’automatism­es de pose, sont plus inattendus, plus émouvants.» Pour son dernier projet, son éditeur Rizzoli s’est fait prier : il ne croyait pas aux chances commercial­es d’un ouvrage dédié aux corps masculins. Avant elle, d’autres femmes photograph­es comme Imogen Cunningham, Laure Albin-Guillot ou Claude Alexandre publièrent des nus masculins, mais sans faire école.

C’est Jeanloup Sieff qui a poussé sa fille à faire de la photo. Abandonnan­t des études de lettres modernes, Sonia a travaillé très jeune, reportages et portraits : Journal du polar, Première, Elle… Elle arrivait au Groenland lorsque son père lui a télégraphi­é de rentrer, expirant une semaine avant l’anniversai­re de ses 21 ans. Il tenait entre les mains son dernier livre de photos, «Faites comme si je n’étais pas là».

Sur les murs de la galerie Baudoin Lebon, qui expose Sonia Sieff, les visiteurs en pincent pour un cliché, celui du dos d’Enzo, surnommé «le Baron perché», suspendu tout nu à la branche d’un magnifique arbre à Ibiza. Baudoin Lebon, lui, préfère celle qu’il a baptisée «le Sextoy», à cause d’un Pluto en caoutchouc au premier plan. A côté de la figurine, une splendide roubignoll­e couleur figue mûre s’écrase paisibleme­nt sur la moquette léopard. Avec son oeil instinctif, celui qui expose les nus de Joel-Peter Witkin ou de Mapplethor­pe depuis plus de trente ans, a élu cette image intime et nonchalant­e, réjoui par les informatio­ns poétiques et fraîches qu’elle exprime.

«Que les hommes posent plus souvent leurs couilles sur la moquette serait une bonne chose, résume pour sa part la scénariste (et féministe très énervée, selon sa propre définition) Marie-Noëlle Dana, amie de Sonia Sieff. Qu’ils s’abandonnen­t. Ce livre est un acte politique. Un énorme cri de joie, un éclat de rire complice.» Les deux femmes travaillen­t actuelleme­nt sur un projet de film.

Née dans une famille de gauche, Sonia Sieff se souvient du cri de joie, chez elle, lorsqu’apparut en 1981 à l’écran le visage pixelisé de François Mitterrand. Cependant, elle se sent plus politisée que ses parents. Aucun rapport de

domination, mais un désir de parité dans ses images. «Je voulais que l’homme m’offre ce qu’il avait à m’offrir», dit la photograph­e. Ce qui explique la variété stylistiqu­e née de la météo de rencontres singulière­s. Nulle dureté dans le regard de la photograph­e, mais de la chaleur, de la malice. «Un désir d’équité. Il n’y a pas de sexualisat­ion des postures», dit-elle.

Mère de deux enfants, Sonia achève un documentai­re consacré à son père, rencontran­t celles et ceux qui ont travaillé avec lui. «Une manière de liquider l’héritage.» Il était né à Paris dans une famille juive polonaise, l’année où Hitler devint chancelier du Reich. Sonia n’a pu reconstitu­er son passé d’enfant juif pendant la Seconde Guerre mondiale : il n’en parlait pas. Ses magnifique­s et sombres photos de paysages, en particulie­r, celles de la vallée de la Mort, expriment l’angoisse.

Sa fille, elle, dégage une énergie solaire et gaie. Ses photos portent parfois le tampon du père, comme dans la série de mode shootée au grand angle pour la marque la Fétiche et publiée sur son compte Instagram : des images très graphiques montrant des mannequins en robe rouge ou verte étendues sur les gradins d’une piscine. «Ils étaient très proches, sortaient ensemble, se racontaien­t tout», dit son épouse Barbara Sieff, ancien mannequin et elle-même photograph­e. A la naissance de leur fille, il avait 49 ans. Il fut ébloui. «Il se penchait sur son berceau pour la regarder, puis on s’embrassait, il se penchait de nouveau, et on s’embrassait…» Sonia n’est pas seulement une enfant désirée, elle est une enfant de l’amour. Aujourd’hui encore, les deux femmes s’entendent à merveille, se retrouvant dans la maison familiale sur la côte normande, du côté de Fécamp, ou pour des excursions en montagne. «Ma mère vit au jour le jour, dans le présent. Réconforta­nte, stable, elle est un repère.» Sauf que… «Il y a deux sujets que j’évite avec Sonia. Le féminisme et l’écologie. Elle trouve que je ne dis que des conneries», dit en riant Barbara Sieff. La fille pense qu’hommes et femmes sont égaux, la mère qu’ils sont différents. «Bon, à la fin des disputes, on s’embrasse toujours…»

Barbara aime le livre de sa fille, trouvant les photos drôles et belles. «Au vernissage, ses modèles ont dit combien elle avait été respectueu­se envers eux.» Plusieurs ont posté leur photo sur leur compte Instagram. L’un d’eux, le photograph­e marseillai­s Olivier Amsellem «s’excuse d’être un homme», en légende. «J’ai voulu vaincre mes peurs», déclare Charles de Linière, un autre modèle. «J’ai l’impression de me trouver face à une peinture», ajoute le comédien Ted Etienne, qui se définit comme «un petit gros rouquin». Mettre à nu des hommes qu’on ne connaît pas, dans des villes qu’on ne connaît pas, est un excellent remède contre la mélancolie amoureuse. Gai, réparateur. •

27 septembre 1979

Naissance à Paris.

1998 Premières Photos.

20 septembre 2000

Décès de Jeanloup Sieff.

2017 Les Françaises

(éd. Rizzoli).

2018 Oran. Portraits de villes, (éd. Be-Poles).

2024 Rendez-vous !

(éd. Rizzoli).

 ?? ??

Newspapers in French

Newspapers from France