Libération

Les trois frères, la ferme «hors du temps» et le coup de fusil

- Par Julie Brafman Envoyée spéciale à Saint-Brieuc Dessin Benjamin Adam

Alexandre Renault, 72 ans, a comparu devant la cour d’assises des Côtes d’Armor pour un fratricide commis en 2021.

Les jurés ont plongé dans un huis clos entre trois septuagéna­ires qui vivaient en autarcie. L’accusé a été condamné à douze ans de réclusion criminelle.

Dans la maison du bout du monde, tout est gris. Les murs sont grignotés par la tristesse qui forme de larges auréoles d’humidité, le sol est en béton brut, la lumière du plafond éclaire à peine les vieilles armoires en bois. La plus grande pièce a été baptisée «pièce à vivre» parce qu’on y mange – sur une grande table recouverte d’une toile cirée–, on y cuisine –sur une vieille gazinière–, on s’y réchauffe – au coin d’une cheminée à la gueule béante de suie – et on y dort – dans deux lits aux couverture­s délavées. Dans l’autre, la toiture est partiellem­ent effondrée, alors le ciel s’invite à l’intérieur et les animaux de la ferme aussi, slalomant entre deux lits et un établi recouvert d’outils. La maison du bout du monde est perdue dans un hameau du Centre-Bretagne. Avec sa façade en vieilles pierres truffées de plantes saxicoles et sa porte bleu vif, elle semble susurrer «il était une fois». Le 19 mai 2021, vers minuit, des gendarmes ont longé l’étable, dépassé la carcasse d’une voiture rouillée et se sont arrêtés devant la porte d’où sortaient deux jambes inertes chaussées de bottes. Claude Renault avait 78 ans.

funeste prémonitio­n

Il était une fois trois frères qui ne vivaient pas au diapason de la société. Dans la campagne alentour, on les connaissai­t bien, les trois Renault, «des personnage­s». Ils étaient «bloqués dans les années 30», dans «le monde d’avant», disait-on, en autarcie dans leur ferme de Coëcard, un lieu-dit à 30 kilomètres au sud de Lamballe. Ils étaient les «sans». Sans salle de bains, sans eau chaude, sans toilettes, sans téléphone, sans voiture, sans médecin référent, sans rien de ce qu’on appelle «le confort moderne». Sans se plaindre, non plus. Pour autant, ils n’étaient pas isolés socialemen­t. On les croisait au bar-tabac de PlénéeJugo­n où ils jouaient au tiercé. Rarement ensemble parce que, comme l’a résumé la buraliste, «les trois frères pouvaient pas se blairer». De l’avis général, Claude, l’aîné, était le plus cultivé et le plus discret, féru d’histoire et d’actualités, gérant toute la paperasse de la ferme. On l’appelait «le PDG». Il buvait de la limonade, sillonnait les routes à scooter et faisait «le tampon entre les deux autres». André, dit «le Gaulois», avec sa grande moustache, était plus impulsif et porté sur la bouteille. Il se murmurait qu’il était sympathisa­nt nazi. Au comptoir, on l’entendait souvent maudire «Tololo» qui, selon lui, ne participai­t pas aux frais de la ferme et passait juste «pour se servir».

Alexandre, alias «Tololo» – on ne sait pas d’où lui vient le surnom – était le cadet, le «gai luron» et gros bosseur. Jamais un seul arrêt maladie en quarante ans de chantier dans la maçonnerie, du double scotch sur les genoux quand il avait mal. Il n’était pas du genre à rater le quinté de 13 h 50 et pouvait rester des plombes à faire la tchatche avec les clients. Après deux bières, «Tololo le mytho» racontait qu’il connaissai­t des jockeys célèbres ou qu’il avait fait l’armée chez les commandos. On l’aimait bien. Mauricette, la patronne du Bon Accueil, l’épicerieta­bac du village de Langourla – qui lui faisait souvent crédit quand il avait tout dépensé au PMU –, a analysé auprès des gendarmes : «Il y avait trop de désaccords entre les trois frères, trop de proximité, une idée de la vie trop différente.» Aujourd’hui, la large silhouette de «Tololo» occupe le box des accusés. Il est jugé pour «meurtre» et «violences volontaire­s avec arme». «Le Gaulois», 76 ans, est sur le banc des parties civiles, emmitouflé dans son manteau. Tous deux regardent «le PDG» à l’écran, allongé dans la «pièce à vivre», baignant dans son sang. Ce soir de mai 2021, la balle l’a touché à la cuisse et a provoqué la rupture de l’artère fémorale. Dans un dernier souffle, il s’est exclamé : «Oh le salopard !» Pendant trois jours, à Saint-Brieuc, les jurés ont plongé dans la vie de ces trois frères «hors du temps», ils ont tenté de comprendre la funeste prémonitio­n collective : «Lorsque la mère est morte, tout le monde se disait que ça allait se finir en drame». Sauf qu’Alexandre Renault, ventre proéminent, nez busqué et petits yeux bleus, ne voit pas du tout ce qu’il fait dans cette salle d’audience. La présidente Claire Le Bonnois l’a fait venir à la barre, d’où il s’exprime avec de grands gestes, des «pan !», des «non !» et des «affirmatif !» mâtinés de patois. Son pull gris est de traviole. Il ne sait où poser ses mains. Depuis trois ans, il partage sa cellule de la maison d’arrêt de Saint-Brieuc avec deux codétenus et «ça va», dit-il. Il téléphone souvent à son ancien patron dans le bâtiment, il va à la messe et regarde la télé en mangeant du chocolat – «j’aime bien le chocolat». A 72 ans, il est très fier de n’avoir aucun problème de santé et trouve que la prison, c’est «un peu comme l’armée», on s’y fait. Son casier n’est entaché que de peccadille­s : il a tiré sur un renard, il a coupé la branche d’un cerisier centenaire (qu’il jugeait «trop vieux») et il a agressé son frère André avec une fourche, enfin «juste le manche».

Il préfère énumérer ses titres de gloire : champion de pétanque en prison, champion de disco au bal –il esquisse un pas de danse – et champion de chasse. Mais s’il y a bien une discipline dans laquelle il excelle, c’est dans l’art de ne pas être d’accord. Alexandre Renault est tellement fort que, parfois, il n’est même plus d’accord avec lui-même. Par exemple, quand Claire Le Bonnois lui lit ses précédente­s déclaratio­ns en garde à vue, il secoue la tête: «Ah non non non, c’est pas vrai.» Non, il n’a pas voulu faire peur à ses frères ce soir-là. Non, il n’a pas tiré une première fois vers la cheminée pour les impression­ner. Non, il ne s’agit pas d’un différend qui a mal fini. Avec ses formules catégoriqu­es, il corrige : il a simplement tendu un fusil à Claude «pour la chasse» et ce dernier s’est tiré une balle dans l’aine. «Claude, il s’est tué, c’est tout», prononce-t-il tandis que ses deux avocats font une drôle de tête.

«vaisseau de pierres»

De toute façon, tout a commencé de travers. Le 28 août 1952, «à 14 heures», quand il est né dans la pièce à vivre de Coëcard, il aurait dû s’appeler François, «comme le pape». Mais son père, peut-être perturbé par l’arrivée de triplés, s’est trompé à l’état civil. Du coup, il porte donc le même prénom que lui. Les Renault sont agriculteu­rs depuis plusieurs génération­s, leurs enfants sont tous venus au monde dans la ferme de quarante hectares (deux d’entre eux sont morts en bas âge). Dans l’ordre il y a eu Claude, puis André et enfin «la triplette» Alexandre, Albertine et Marie-Madeleine. Leur mère, Alice, agricultri­ce, était «une brave petite dame» plutôt autoritair­e, et le père, un maçon «très gentil». Ils se sont débrouillé­s pour vivre avec peu, cultivant leurs légumes et se nourrissan­t grâce aux animaux. Les petits allaient à l’école à pied, à Langourla, à 4 kilomètres. A 14 ans, Alexandre Renault a suivi Claude

pour travailler dans une sucrerie en région parisienne. Avant de devenir maçon. Ses deux soeurs ont quitté la ferme très jeunes pour se marier. Seul André est resté à Coëcard, dans le «vaisseau de pierres qui n’a pas bougé», comme l’appelle joliment son avocat. Lors d’une suspension d’audience, à la machine à café, en attendant son gobelet, le septuagéna­ire a glissé qu’il aurait rêvé de devenir coureur cycliste.

Les deux aînés ont vécu sur des chantiers et sont revenus à la ferme à la retraite, d’abord Claude, puis Alexandre. «Vous n’avez jamais voulu une maison à vous?» interroge la présidente. «Je n’avais pas le temps, ça ne m’intéressai­t pas», répond l’accusé. «Est-ce que vous diriez que c’est un regret pour vous de ne pas avoir fondé votre famille ?» «Ah non non non, jamais de regrets !» Pendant plusieurs années, les trois frères et leur mère (le père est mort en 1984) ont cohabité dans les deux pièces délabrées. Ils vendaient du lait et du petit bétail. Mais un matin de 2011, Alice ne s’est pas réveillée. Dans la pièce à vivre et à mourir, ses trois petits garçons aux cheveux gris ont continué. Comme avant. Comme toujours. Dans la bâtisse où l’eau leur tombait sur la tête et l’électricit­é marchait à peine, dans le décor figé dans le formol, ils ont poursuivi la même vie simple au milieu des quatre lits simples. Claude «la tête pensante» s’occupait des comptes. André «le manuel» donnait un coup de main pour la traite des vaches et les courses. Alexandre jouait au PMU, allait et venait à Coëcard. Un peu à l’écart. Peut-être parce qu’il était le seul à être parti loin – «même en Tunisie, une fois» – et longtemps.

«Il s’est tué lui-même»

Claude «la tête pensante» s’occupait des comptes. André «le manuel» donnait un coup de main pour la traite des vaches. Alexandre jouait au PMU, allait et venait à Coëcard.

Parfois, les gens du coin entendaien­t des disputes ou croisaient le benjamin avec un visage amoché. Tout le monde savait que la succession d’Alice était bloquée à cause de lui, qu’il refusait de payer sa part. Alexandre Renault a dit à la cour qu’il voulait «que ça reste comme ça». «Il était complèteme­nt rejeté, je pense qu’il avait peur de rentrer, de se faire engueuler, explique son ancien patron. Il dormait parfois dans le hangar. Il ne se plaignait jamais, pour lui tout allait bien. On pensait tous qu’un jour, ce serait Alexandre qui serait tué par André…» On ne saura jamais qui s’est passé cette nuit de mai 2021 dans la ferme hors du temps, tant les versions des deux frères sont différente­s. Seulement qu’André avait rabroué Alexandre au sujet d’une radio trop forte et que, quelques heures plus tard, l’accusé a surgi, un fusil de chasse à la main. «Il a tiré deux fois», a précisé André. D’abord, dans la cheminée. La deuxième cartouche a atteint Claude, qui a probableme­nt tenté de s’interposer en attrapant l’arme. Son ADN mélangé à celui d’Alexandre Renault a été identifié sur la crosse et sur le canon, mais pas sur la queue de détente.

D’un côté, le ministère public réclame une peine de dix-sept ans de réclusion criminelle à l’encontre d’Alexandre Renault, ne doutant pas «de l’intention de donner la mort». De l’autre, la défense plaide l’«homicide involontai­re». Claire Le Bonnois tente une dernière fois de s’adresser à l’homme qui dit non: «Il y a quelque chose qui nous perturbe. Selon les experts, ce que vous avez déclaré semble improbable…» L’accusé la toise, bras croisés qui serrent bien fort sa «vérité». — «Non, il s’est tué lui-même.

— Ce n’est pas vous, même par accident ?

— Non non non.

— Donc vous ne reconnaiss­ez rien, ni un meurtre, ni des violences avec armes, ni un homicide involontai­re? — Non non non.»

Les jurés devront se contenter de ça, des deux petits garçons aux cheveux blancs, assis de part et d’autre de la travée, qui se traitent de «profiteur», de «fou furieux» ou de «sanglier» et sont incapables d’articuler leur chagrin. Après trois heures de délibéré, ils ont choisi jeudi la voie du milieu. Ils ont condamné l’accusé à douze ans de réclusion criminelle pour «violences volontaire­s ayant entraîné la mort sans intention de la donner». Dans son box, «Tololo», visage fermé, a juste prononcé «affirmatif» avant de disparaîtr­e dans les geôles. «Le Gaulois», quant à lui, va retourner chez des amis agriculteu­rs chez qui il vit. La nuit, ses yeux bleus restent souvent grands ouverts à cause des cauchemars. Juste après la mort du «PDG», une tempête a fait trembler les murs en pierre, elle a fait valser la porte bleue et a soufflé tellement fort que la toiture de la ferme s’est effondrée. Coëcard n’existe plus.

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