«La haie est aussi poétique que politique»
Symbole de la colère des agriculteurs à cause des réglementations qui les régissent, les haies disparaissent à une vitesse ahurissante. L’essayiste Sonia Feertchak, pour qui elles sont «un objet de pensée passionnant», appelle à les protéger d’urgence.
Les haies auront rarement été autant dans l’actualité que ces derniers mois. Pointées du doigt depuis le début de la crise agricole par les syndicats productivistes comme la FNSEA, elles sont à l’honneur, si l’on peut dire, de la révision de la Politique agricole commune (PAC) que les eurodéputés voteront «en urgence» fin avril pour détricoter certaines règles environnementales, dont celles qui les concernent. Elles figurent aussi dans le projet de loi agricole français présenté le 3 avril, qui prévoit de passer de «quatorze réglementations» s’appliquant à celles-ci à une seule. «Si des efforts de mise en cohérence de ces réglementations sont à faire, toutes servent un seul objectif : préserver les haies en raison de leur importance pour la biodiversité, pour la préservation de l’eau dans les sols et pour la production agricole elle-même», rappelle pourtant la fédération d’associations France Nature Environnement. Et de souligner que «le problème n’est pas le tropplein de réglementation, mais l’absence d’application de cette réglementation, puisque 23500km de haies continuent de disparaître chaque année».
En avril 2023, un rapport du ministère de l’Agriculture tirait ainsi la sonnette d’alarme. Depuis 1950, 70 % des haies ont disparu des bocages français, soit environ 1,4 million de kilomètres. Le mouvement s’est même accéléré ces dernières années, avec une perte annuelle moyenne de «23 571 km par an entre 2017 et 2021», contre «10400 km par an entre 2006 et 2014». En face, la «politique de plantation» fait piètre figure, en ne créant qu’«environ 3 000 km» de haies par an. D’où le lancement fin 2023 par le gouvernement d’un pacte visant à «arrêter la saignée» et gagner 50000km d’ici 2030.
Pour l’écrivaine et essayiste Sonia Feertchak, qui publie un très bel Eloge de la haie (1), il est en effet urgent de choyer ces écosystèmes, tant ils ont la capacité de (re)créer des liens. Entre les humains et le reste du vivant, mais aussi entre deux visions a priori antagonistes du monde.
Que vous inspire le récent débat sur le trop-plein de réglementation concernant les haies ?
Je comprends que la paperasse puisse énerver. Mais au-delà de cette histoire de normes, au-delà du fait que les agriculteurs ont fait des haies le symbole de la folie administrative, il y a quelque chose de bien plus profond qui est ici en jeu. Les haies font partie de notre culture, nous y sommes tous viscéralement attachés, elles nous rappellent les paysages de notre enfance, en tout cas pour les personnes qui comme moi ont bientôt 50 ans ou plus. Or après la Seconde Guerre mondiale, les agriculteurs ont été incités à les arracher, pour regrouper les parcelles et former des champs plus grands accessibles aux tracteurs. Et les aides de la PAC ont été distribuées en fonction de la surface cultivée. Je ne me permettrai donc pas de fustiger les agriculteurs, d’ailleurs il ne faut pas généraliser, il y a plusieurs types d’agricultures, plus ou moins intensives. Mais je suis sûre qu’ils souffrent de cette situation. Beaucoup n’ont pas les moyens de se soucier des haies, sont toujours poussés à les détruire, ils se sentent montrés du doigt, culpabilisés, il est nécessaire de les accompagner pour qu’ils puissent les protéger.
Les haies sont souvent encore perçues comme gênantes, désuètes…
Elles sont surtout ignorées, en tout cas elles l’ont longtemps été. On n’y prend pas garde parce qu’elles sont au
fond (d’un champ ou d’un jardin), au bord (d’une rivière), aux confins, à la marge, c’est un écosystème marginal. Et puis, hélas, elles ne sont pas adaptées à notre société de la vitesse. Elles poussent lentement. Et se déplacer en voiture, en train ou même à vélo n’est pas propice à leur contemplation. Pour cela, il faut être à pied, et si possible accompagné d’un chien, dont les sens sont infiniment plus développés que les nôtres. Eux perçoivent l’animation intense qui traverse les fourrés, toute la vie qui y grouille. Je parle ici des haies naturelles, sauvages, bocagères, touffues et variées, et pas de ce «béton vert» planté d’une seule essence (cyprès, buis, if…) extrêmement dense, inerte, effrayant. Pour un chien, une haie, c’est Netflix ! Ils peuvent nous servir de guide, nous apprendre à nous arrêter, à prendre le temps de regarder, d’observer tout ce monde que représente une haie. Les rouges-gorges, les coléoptères, les champignons, araignées, lichens ou vers de terre, tous ces «insignifiants». Cela me paraît essentiel.
Pourquoi ?
D’abord parce que cela fait énormément de bien au moral, c’est très gratifiant, vitalisant, c’est un objet de curiosité sans fin qui n’est pas de l’ordre de la consommation. En plus de dessiner nos paysages, les haies amènent de la vie, de la surprise, du horschamp. Elles ont l’avantage d’être des écosystèmes aussi riches que proches de nous, faciles d’accès. Apprendre à y prêter attention, à y faire l’expérience du sensible, à allumer notre sensibilité, permet de renouer avec la nature, donc de vouloir la protéger. Si on n’expérimente pas la faune et la flore, le jour où elle disparaît, on ne s’en rend même pas compte. Elle s’évanouit dans l’indifférence la plus totale. La haie, c’est un memento vivere: faire l’école des buissons n’a jamais été aussi important, pour les enfants comme pour les adultes.
La nécessité de les préserver va donc au-delà de leur seul intérêt écologique ?
Ce dernier est crucial, bien sûr. Regardez les récentes inondations dans le Pas-deCalais. Beaucoup de riverains et de maires ont souligné qu’il fallait absolument replanter des haies parce qu’elles permettent de réguler l’eau, à la fois en la canalisant et en la retenant dans les sols. Elles fournissent aussi de l’ombre et de la nourriture au bétail, limitent l’érosion des sols, ont un effet coupe-vent, abritent des pollinisateurs et des oiseaux ou insectes qui sont les prédateurs des «nuisibles» des cultures… Comme elles sont composées de diverses essences d’arbres et d’arbustes, elles sont aussi résilientes face au changement climatique.
Tout cela, c’est majeur. Mais il y a autre chose. La haie est souvent perçue comme un mur, une clôture. Or c’est un mur vivant, rassurant. Et cette apparente contradiction fait d’elle un objet de pensée passionnant. La haie est une limite, certes, mais qui peut aussi être un trait d’union. Entre les espèces et entre les écosystèmes : elle sert notamment de corridor boisé à la faune. Et aussi, de façon plus symbolique, entre des oppositions qu’on croit immuables.
C’est-à-dire ?
La haie amène à repenser certains dualismes, dont elle fait bouger les marges. Elle se situe entre le sauvage et le domestique, l’extérieur et l’intérieur, le propre et le sale, l’ordre et le désordre… Et, évidemment, entre nature et culture. Le fait d’ériger des haies remonte aux débuts de l’élevage, on en a retrouvé des traces datant du néolithique. Et dans la Guerre des Gaules, Jules César décrit comment «les plus farouches des Belges», les Nerviens, avaient recours à des barrières végétales pleines d’aubépines et autres arbustes piquants pour arrêter la cavalerie romaine. La haie est depuis toujours pour l’homme un compagnon incroyable, qui fait prendre conscience des saisons, permet d’y ramasser des branchages pour la vannerie ou pour faire des piquets, d’y cueillir des noisettes ou des mûres… Les détruire, c’est donc détruire un monde et un pan de notre culture qui nous liait au vivant de façon très profonde et quotidienne.
La haie «occupe toujours un terrain politique», écrivez-vous…
J’en suis convaincue, la haie est aussi poétique que politique. Comme clôture, comme mur, elle est plutôt de droite. Le mouvement des enclosures (enceintes), qui a marqué la Grande-Bretagne du XVIIe siècle à la fin du XIXe siècle, a privé de ressources une grande partie de la population qui avait auparavant l’usage des «communs» et la haie s’est retrouvée exclue des nouvelles parcelles privées. A tel point que Karl Marx y a vu un des ferments du capitalisme. Et en même temps, l’anthropologue Charles Stépanoff dit que si vous voulez voir du bocage intact, il faut aller sur l’ancienne ZAD de Notre-Dame-des-Landes, là où pendant cinquante ans, les mouvements anticapitalistes ont bloqué le projet d’aéroport. Dans ce sens, et aussi parce qu’à court terme et à courte vue, la haie rend les parcelles moins facilement cultivables donc rentables, elle serait plutôt de gauche.
Si elle n’est «ni de droite ni de gauche», ou plutôt les deux, la haie peut-elle «rassembler» ?
Complètement. Elle peut réunir tout le monde autour de la table, agriculteurs, maires, néoruraux, associations… Elle offre à chacun la possibilité d’agir, relativement facilement. Et représente à mes yeux une forme d’écologie non punitive. Contrairement au «moins» (de viande, de fringues, de voyages en avion…), la haie, c’est du «plus» : on plante, on bichonne, et ça nous apporte mille choses en termes d’esthétique, de joie, d’émerveillement, de vitalité, de réconfort et j’en passe… Je vais bientôt rencontrer des élèves d’un lycée agricole dans le cadre d’une journée de la haie, j’ai l’impression que cela bouge, en témoigne l’essor de l’agroforesterie. A l’échelle d’un quartier ou d’une petite commune, planter des haies et soigner celles qui existent peut constituer un projet commun. Il y a peut-être même un nouveau projet de société à imaginer autour d’elles. Elles sont un remède extraordinaire, un formidable espoir, à beaucoup de points de vue. Elles ouvrent un chemin qui mène loin.
(1) Philosophie magazine éditeur, 208 pages, 19,50 euros.