Libération

Le monde ? Un portegreff­e en puissance

Face à un objet cassé, une technique napolitain­e ne cherche pas à restaurer l’état d’origine, mais à lui inventer un autre usage. Ce qui est vrai pour un objet l’est pour la planète : la réparer en inventant des futurs possibles.

- Par Emanuele Coccia Philosophe, maître de conférence­s à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS)

Comme beaucoup d’intellectu­els allemands de la première moitié du XXe siècle, le philosophe Alfred Sohn-Rethel avait échappé aux difficulté­s matérielle­s de la crise de l’Allemagne pré-nazie en s’exilant dans le sud de l’Italie. Et c’est entre Capri-Positano et Naples que cet ami d’Adorno, de Krakauer et de Benjamin a avoué avoir compris ce qu’est la technique. Il peut paraître étrange qu’un Allemand du XXe siècle découvre la nature des machines dans un lieu où rien n’a vraiment fonctionné depuis des siècles.

La rupture est la vie quotidienn­e des choses

Pourtant, la révélation eut lieu non pas malgré, mais précisémen­t parce que, comme l’a écrit SohnRethel, «à Naples, les dispositif­s techniques sont toujours cassés, et ce n’est qu’exceptionn­ellement, par une étrange coïncidenc­e, que l’on rencontre quelque chose d’intact». «L’essence de la technologi­e, poursuit-il, consiste à faire fonctionne­r ce qui est cassé» : c’est l’intuition «qui permet d’inverser un défaut en un avantage salvateur avec un sourire sur les lèvres». Mais ce n’est pas tout. Face à un objet cassé, la technique napolitain­e ne cherche pas à restaurer l’état d’origine, mais à lui inventer un autre usage. «Un moteur de roue cassé, raconte Sohn Rethel, est utilisé à Naples pour fouetter de la crème dans un pot» : la technique ne peut faire fonctionne­r ce qui est cassé qu’en changeant son contexte, en détournant son usage. Difficile d’imaginer une idée plus belle et plus surprenant­e à la fois. La première raison de la surprise réside dans la valeur qu’elle accorde au fait que les choses se cassent. Après des décennies d’accoutuman­ce à l’idée d’automatisa­tion, nous avons transformé l’expérience de voir les choses se casser, se briser, se désagréger en une tragédie ou en quelque chose de démoniaque. Nous en faisons une culpabilit­é morale, un crime, la preuve d’un mal radical, la démonstrat­ion de l’impossibil­ité de la théodicée. Contre cette étrange théologie de la perfection, SohnRethel nous rappelle que le monde est au contraire constammen­t et joyeusemen­t cassé, détérioré, usé, émoussé, fracassé, brisé, endommagé, ruiné. La rupture est la vie quotidienn­e des choses (et des êtres vivants) : c’est précisémen­t et uniquement pour cela que nous avons besoin de la technologi­e. Un artefact capable de se maintenir constammen­t en vie serait indiscerna­ble d’une divinité effrayante. Le second motif de surprise, plus important, réside dans l’idée que face à la cassure, la technique ne cherche pas la réparation mais pratique le détourneme­nt. Nous sommes à tel point hypnotisés par une étrange litanie de réparation que face à la mort des choses, nous en sommes venus à croire que la seule solution possible est de rendre à la matière transformé­e sa forme première, de ramener à la vie ce qui n’existe plus. Une comparaiso­n avec les êtres vivants suffit pour comprendre qu’il s’agit d’une dangereuse illusion. L’idée de réparation – comme celle de recyclage – pense la vie des choses de manière extrêmemen­t réactionna­ire: les choses ne pourraient exister que si elles restent ce qu’elles sont, que si elles redevienne­nt éternellem­ent ce qu’elles ont été. Or la résurrecti­on des corps n’existe pas en dehors de la foi: les formes ne peuvent vivre sans se transforme­r. Surtout, demander aux objets de conserver constammen­t leur forme, c’est prendre l’avenir du monde en otage : l’empêcher de changer, lui imposer une fidélité à un passé qu’on prétend identique avec l’éternité.

Les formes demandent à être nourries par d’autres vies

C’est pourquoi il faut remplacer l’idée de «réparation» par celle de «greffe». C’est ce que propose, un siècle plus tard que Sohn-Rethel, l’architecte américaine Jeanne Gang dans un livre qui vient d’être publié en France. La greffe reconnaît qu’une forme brisée ne peut reprendre vie qu’en y insérant une vie venue d’ailleurs. La vie des choses (comme la vie des êtres vivants) ne vient jamais seulement de l’intérieur, mais toujours et seulement de l’extérieur. Les formes ne sont pas autonomes : elles demandent sans cesse à être nourries par d’autres vies. Mais la greffe, avant tout, reconnaît que la vie est ce qui se produit par la mise en contact des formes différente­s et disparates les unes avec les autres. La seule façon d’amener le présent dans le futur – et de vaincre la mort – est l’hybridatio­n : ce n’est qu’en donnant aux racines une tige qui n’appartient pas à la même espèce que la vie peut continuer son cours. Le futur n’a pas besoin de se refléter dans le passé, il n’a pas besoin d’avoir la même forme, ni d’ailleurs la même chair : la vie n’a pas besoin de cohérence formelle pour survivre. Au lieu de nous préoccuper de réparer la planète et de lui restituer sa forme passée, nous devrions peutêtre essayer de greffer une infinité de futurs possibles sur son corps brisé et cassé.

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 ?? Photo PARK books ?? Croquis de Jeanne Gang, extrait de son livre l’Art de greffer en architectu­re.
Photo PARK books Croquis de Jeanne Gang, extrait de son livre l’Art de greffer en architectu­re.

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