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«Le film est une lente descente hors de la fiction vers l’intime»

Les cinéastes Ekiem Barbier, Guilhem Causse et Quentin L’helgoualc’h détaillent l’adaptation du langage du cinéma aux techniques du jeu vidéo, nécessaire pour permettre la compréhens­ion du virtuel.

- Recueilli par Marius Chapuis

Anciens étudiants des Beaux-Arts de Montpellie­r, Ekiem Barbier, Guilhem Causse, et Quentin L’helgoualc’h avaient réalisé ensemble un premier court métrage documentai­re dans un monde virtuel, Marlowe Drive, qui regardait comment certains joueurs s’installent dans le monde persistant de GTA V Online comme pour y vivre. Pour leur premier long métrage, Knit’s Island, ils prolongent et étendent cette exploratio­n du point de friction entre les mondes virtuels et les outils du cinéma documentai­re.

Comment filme-t-on dans un jeu vidéo ? Faut-il commencer par jouer ? Guilhem Causse :

On est tous les trois réalisateu­rs, l’écriture du film s’est faite à trois également. Mais durant le tournage, la répartitio­n des tâches était un peu particuliè­re. Hors jeu, j’ai beaucoup participé à la technique, à l’installati­on du tournage. En jeu, je tenais le rôle du régisseur, je m’occupais d’aller chercher à manger, de trouver de l’eau [essentiel dans un jeu de survie, ndlr] et je protégeais les autres des diverses menaces. J’ai aussi servi de seconde caméra, pour les plans larges notamment. Ekiem Barbier : Guilhem était aussi le plus familier du monde du jeu vidéo. Moi, je suis l’avatar qui parle aux gens, du coup je me suis occupé de la prise de son, parce que j’étais le plus proche des gens et surtout dans la bonne direction, parce que dans un jeu le son change en fonction de son angle de vision.

Quentin L’helgoualc’h :

Moi, je m’occupais de tenir la caméra, de cadrer, ce qui veut dire juste regarder là où il faut pour enregistre­r. On aurait pu s’affranchir des contrainte­s du jeu avec une free cam virtuelle mais on tenait à être à la hauteur des joueurs pour rester dans un rapport incarné.

«juste regarder»

Vous dites

mais l’image du film est beaucoup plus travaillée que ça. Tout le cadrage repose sur un langage de cinéma qui n’a rien à voir avec la manière plus heurtée et brutale avec laquelle on braque son regard dans un jeu…

Q.L’h. :

C’était tout un apprentiss­age pour arriver à filmer. Au début, on avait une caméra assez proche du joueur, un corps-caméra qui s’actionne dans toute la frénésie liée au jeu vidéo, où l’on regarde à droite, à gauche pour couvrir tous les angles possibles d’attaque. Au fur et à mesure, la caméra est parvenue à se poser. Parce qu’on a gagné en aisance, parce que le rapport aux joueurs évoluait aussi. Et parce que le film est un projet de ci

néma et que ce vocabulair­e était ancré dans notre façon d’approcher le sujet. Il a fallu trouver une traduction pour réconcilie­r les animations du jeu, auxquelles on n’est pas habitués, avec des plans de cinéma. Avec l’envie, par exemple, de faire des plans fixes, quelque chose qu’on voit peu dans le jeu vidéo. Parce que poser un cadre, c’était aussi proposer une temporalit­é différente aux gens avec lesquels on était, que ça permet de pointer un paysage, un environnem­ent. E.B. : C’est vrai qu’il y a aussi tout un travail de réglages, de nettoyage de l’affichage pour éliminer la présence du jeu dans ces images. Parce qu’on voulait faire croire à la réalité de cet univers, coller le plus possible à quelque chose qui évoque la réalité.

G.C. : Le rythme du jeu DayZ invite à poser son regard. Il y a beaucoup de jeux vidéo qui se montrent très dirigistes à l’égard du joueur, qui exige qu’il fixe son regard sur des points précis, qu’il regarde tel coin de l’écran. DayZ, au contraire, est un jeu très libre, où il faut parfois faire une heure de marche pour aller d’un point A à un point B. Un jeu qui appelle la pause, la discussion et offre l’occasion de s’attarder sur une plante. Qu’est-ce qui vous intéressai­t en premier lieu: ce territoire ou les gens qui le peuplent ?

G.C. : La question première, c’était: «Qu’est-ce que font les gens ici ?» On est tous les trois joueurs, mais pas de jeu en ligne, et on s’expliquait mal ce qui poussait à revenir dans ces jeux, à y nouer des relations.

E.B. : La démarche documentai­re a consisté à se placer dans la position de l’étranger. Une posture qui relève presque de l’anti-documentai­re dans la mesure où l’on explore un lieu qui soi-disant n’existe pas. La confrontat­ion des images du jeu vidéo avec la salle de cinéma nous intéressai­t également, en ce que ça pouvait leur donner une autre valeur, les tirer vers une autre réalité. Parce que ce qu’on montre, finalement, c’est que ce monde a son existence, que ces gens sont vrais, tout comme leurs souvenirs. Qu’ils se construise­nt en tant qu’individus dans ce monde alien, avec des traits culturels propres, des codes, des langages. Q.L’h. : Au début, on se demandait si cela relevait toujours du documentai­re parce que tous les gens qu’on croisait interpréta­ient des rôles et restaient dans l’animation d’une fiction qu’ils projetaien­t dans le jeu. On filmait des gens qui se mettaient déjà en scène. La nature du projet m’a longtemps interrogé, jusqu’à ce que je comprenne que c’est la manière dont on a procédé qui en fait bel et bien un documentai­re.

E.B. : Quand on rencontre le groupe de cannibales, il y a effectivem­ent tout une mise en scène de leur part. Ils s’installent d’une façon bien particuliè­re, choisissen­t une maison, enfilent des costumes. Ce n’est pas très différent de si on était parti filmer des gens qui pratiquent les jeux de rôle grandeur nature, en s’habillant comme au Moyen Age. Ça n’en fait pas moins un documentai­re.

D’une certaine manière, le film épouse cette théâtralit­é. Quand les joueurs jouent à la guerre, la caméra accompagne leur élan, accélère, et quand vous êtes auprès d’un petit groupe installé dans une église, tout est plus posé, comme s’il fallait accompagne­r leurs révérences. G.C. : En 2018, quand on s’est mis à la recherche d’un endroit où tourner, il nous est apparu qu’il nous fallait non seulement un jeu mais aussi un serveur particulie­r. Un endroit où les gens se parlent, parce que la plupart du temps, on joue à DayZ en se tirant dessus – l’interactio­n est réduite. Et puis on a trouvé un serveur axé jeu de rôle qui s’appelle «le Village», dont le principe est d’offrir un endroit où l’on peut se sentir en sécurité et accueillir les nouveaux venus. C’est par là qu’on est entrés. Ce qui est vite apparu fascinant avec cette pratique de «roleplay», c’est qu’elle entrouvre des brèches sur le réel. Le film est une lente descente hors de la fiction vers l’intime, qui correspond tout à fait à ce qu’on a vécu pendant sa réalisatio­n.

E.B. : Quand on demande à une joueuse ce que ça fait de vivre dans une prison, on parle autant du pénitencie­r où son groupe s’est installé que de la chambre dans laquelle la joueuse est confinée [le tournage a débuté en plein confinemen­t]. C’est elle qui tranche et répond en disant que c’est un lieu où elle se sent en sécurité – ce qui vaut autant pour le jeu qu’en dehors. A partir de cet instant, on a accès à la vraie personne. Les gens commencent à sortir de leur personnage pour s’ouvrir sur leur pratique, leur vie, ce qu’ils font ou recherchen­t dans cet endroit. Mais pour arriver à cela, il fallait aussi laisser le temps à la fiction de s’exprimer. DayZ est un jeu très sérieux et austère et le seul fun réside dans les histoires qu’on s’y raconte.

La grande question qui traverse le film est le lien entre réel et virtuel. Une question que vous vous étiez posée avant de tourner ?

Q.L’h. :

«Ces gens se construise­nt

en tant qu’individus dans ce monde alien, avec des traits culturels propres, des codes, des langages.»

Ekiem Barbier réalisateu­r de «Knit’s

Island»

La réalité de cet espace est bien le propos du film, mais notre ambition était de répondre à la question par l’émotion, les sensations. Faire entrer le spectateur en empathie avec les joueurs et se rendre compte qu’il a vécu quelque chose de réel lui aussi, mais en passant par la porte du cinéma quand d’habitude on accède à ce monde par la porte du jeu vidéo.

E.B. : Le fait que les joueurs parlent eux-mêmes de «vraie vie», en opposition au jeu, est longtemps resté un mystère pour nous. Mais en fait c’est un jargon. Parce que si le jeu n’est pas la vraie vie, alors c’est quoi ?

G.C. : Sur la question de ce qui se passe entre le réel et le virtuel, pour moi, c’est le mot «entre» qui est important. Et le film participe à créer un espace tangent entre les deux mondes.

 ?? Photo Fiora Lumbroso. les Films Invisibles ?? Quentin L’helgoualc’h, Guilhem Causse et Ekiem Barbier.
Photo Fiora Lumbroso. les Films Invisibles Quentin L’helgoualc’h, Guilhem Causse et Ekiem Barbier.

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