BD /A Bastia, «Emkla» dans l’esprit de la forêt
Dans son dernier livre coloré à l’aquarelle, présenté au festival corse, cette année axé sorcière, Peggy Adam expose la relation entre les hommes et la nature, à travers une ado en quête de liberté confrontée à une divinité vénérée par son village.
Le contraste est violent avec l’exposition qui se déployait il y a un an, au même moment, au même endroit : là où pour sa dernière édition, le festival BD à Bastia célébrait l’absurde avec une scénographie grouillant d’astuces colorées, fausses portes et souriceaux farceurs, l’espace d’exposition se noie cette année dans un bleu nuit enveloppant peuplé de hiboux et d’esprits frappeurs. L’accrochage est titré «Signadore», terme qui désigne en Corse les femmes capables par leurs litanies de chasser le mauvais oeil (l’ochju) et on y découvre une sélection de planches originales d’Aniss El Hamouri, Núria Tamarit, Stéphane Fert et bien d’autres qui chacun à sa manière s’empare de la figure de la sorcière dans des récits à la fois d’émancipation et de marginalité. De l’heroic fantasy la plus neuneu à l’autobiographie bouleversante, toutes ces oeuvres très différentes dans la forme sont reliées par un fil occulte qui devient parfois bel et bien tangible, comme chez Bea Lema –dans Des maux à dire, l’Espagnole choisit la broderie et la machine à coudre pour raconter certains épisodes d’une relation mère-fille troublée par une maladie mentale d’abord remise entre les mains d’un exorciste plutôt que d’un psychiatre. Un choix graphique mais aussi symbolique puisque la jeune femme s’approprie des pratiques artisanales traditionnellement associées à la vie domestique, c’est-à-dire à une forme d’oppression, pour se libérer avec panache d’un passé douloureux.
Culte. Dans la même salle, on découvre aussi avec étonnement les oeuvres textiles de Peggy Adam qui, elle, se dit «plus jamais !» à peu près à chaque fois qu’elle achève une bande dessinée et se tourne volontiers vers la broderie, la céramique ou le scherenschnitt (papier découpé) pour varier les formes – et soulager les tendinites.
Mais surtout, le musée montre des dessins originaux somptueusement colorés à l’aquarelle, extraits de son dernier grand livre, Emkla, qui figurait cette année dans la sélection officielle du festival d’Angoulême. Emkla, c’est la divinité que vénèrent les habitants d’un petit village de montagne, quelque part vers la fin du XIXe siècle. Du culte qu’ils lui vouent découlent de nombreuses règles, des cérémonies à respecter et, plus généralement, un climat de crainte perpétuelle de la vie sauvage: interdiction pour les femmes de s’aventurer dans la forêt, d’approcher les animaux non domestiqués, de consommer leur chair… Tout est manifestation divine, aussi bien les vols d’étourneaux que les orages, et l’héroïne du livre, une adolescente rebelle, finit par en avoir assez de devoir «marcher au pas» et prend la fuite, bravant une impitoyable tempête qui s’abat sur le village, pour aller à la source de la colère d’Emkla. Peggy Adam a elle-même passé une partie de sa jeunesse dans le Jura, vit aujourd’hui à Genève et n’a jamais cessé de se frotter à la montagne : «Je prenais ma petite mobylette puis on grimpait là-haut avec les copains et des fois on y restait la nuit. On s’est pris des tempêtes de grêle en plein été, la montagne n’est pas forcément ton amie et on se rend compte assez vite qu’on ne maîtrise rien.» Elle apprécie d’avoir eu des parents qui, contrairement à la communauté qu’elle décrit dans son livre, lui ont toujours laissé une grande liberté – «Ils savaient que je savais me débrouiller, du coup, ça m’a donné confiance. Je ne me suis jamais trop posé de questions ; en fait, si j’ai envie d’aller à un endroit, j’y vais.» Aujourd’hui encore, elle fait de longues randonnées seule, sans carte et sans crainte. «Qu’est-ce qui peut me faire mourir en montagne à part moi-même parce que je vais marcher trop près d’un précipice ? Je n’ai pas peur de rencontrer des animaux sauvages parce que je sais qu’ils auront la trouille de moi. […] Une fois j’étais prise sous un orage dans les Grisons, et puis j’ai vu un chamois, je l’ai suivi, il s’est caché sous un rocher, la bonne planque ! Alors on est allés lui piquer sa place. Il y a des instincts primaires qui reviennent dans ces situations.»
Mythologie. Cet attrait pour la montagne, dans laquelle elle «se tire» dès qu’elle a «trop de problèmes», transpire dans plusieurs des oeuvres de l’autrice qui «déteste dessiner des immeubles». Elle se dit très influencée par l’écrivain suisse Charles-Ferdinand Ramuz, précurseur de Jean Giono, dont un certain nombre des romans se nichent dans les Alpes, mais aussi par la mythologie comparative qu’elle découvre grâce au professeur américain Joseph Campbell, «et puis tout ce qui est surnaturel, ça me plaît bien», admet-elle, citant aussi sa fascination pour Häxan, film suédois muet de 1922 sur les origines de la sorcellerie. Mais si elle concède «un truc un peu magique» et même «thérapeutique» dans ses balades solitaires, elle est bien loin de romantiser la nature ; cette dernière, chez Peggy Adam, n’est pas le refuge que pourraient indiquer les teintes chaleureuses de ses aquarelles, mais un lieu de cruauté aléatoire où la mort est plutôt une péripétie ordinaire qu’un point d’orgue narratif et ne met pas forcément un terme au récit; les fantômes y restent bien présents. «Oui j’aime bien les morts-vivants», s’amuse-t-elle –et nous dessinera en guise de dédicace un chat éventré qui parle. L’autrice a «eu beaucoup de morts» dans sa famille quand elle était jeune et sa fille, adolescente, vient de vaincre une grave maladie. «Je ne dis pas que c’est naturel parce qu’on ne s’y fait jamais et que c’est toujours douloureux, mais il faut apprendre à vivre avec. […] J’ai peur que les gens que j’aime autour de moi meurent, mais en montagne, j’ai moins peur.» Son héroïne est clairement inspirée de sa fille, «une ado combative, un exemple pour moi. Je suis contente d’avoir une fille qui s’indigne».