Série / John Wilson, contrepoint d’interrogation
Dans une série d’essais filmés à New York, le cinéaste américain transforme ses multiples questionnements en tutoriels satiriques ultra-documentés.
Ah, si seulement il existait des tutos qui étaient réellement utiles et permettaient de vivre une vie plus riche et régler aussi tous nos problèmes ! Nos problèmes existentiels (comment vivre avec des regrets?), pratiques (comment monter un échafaudage ?), métaphysiques (comment jeter des piles ?)
Eh bien, dormez tranquilles ! Car dans les méandres d’Internet, et bientôt, on l’espère, sur la plateforme Max de Warner, il existe une créature nommée John Wilson qui a énormément de questions, et qui entend bien nous le faire savoir.
Dans sa série How to With John Wilson (2020-2023) et sur les courts films de sa plateforme (1), il documente un New York sur lequel le cinéma s’arrête rarement (y compris un quartier entre le Queens et Brooklyn s’appelant littéralement «le trou») et, discourant d’une voix d’écolier nasillarde et pas très assurée, partage ses ruminations sur la vie, l’inexorable gentrification de sa ville par ailleurs hérissée d’échafaudages ou les mérites relatifs de l’injection de Botox dans la vessie. A l’écran défile son ébouriffante moisson de micro-saynètes urbaines et autres accidents poétiques tout à fait quotidiens (une femme recouverte de pigeons, une civière qui sort d’un immeuble…) à quoi le montage virtuose et légèrement maniaque donne la qualité de punchline métaphorique. «Je vais vous montrer comment vivre une vie emplie de regrets !» – rafale de plans de voitures immobilisées par un sabot. «Vous passez du choc à la rage, la panique et enfin l’acceptation !» – façades d’immeubles ayant les traits de visages grimaçants.
Le cinéaste, presque quadragénaire, s’y exprime toujours à la deuxième personne, un peu Michel Butor, mais aussi Jacques Roubaud (voire, osons, Marcel Proust), chaque épisode étant truffé d’épiphanies mélancoliques, d’indignations sottovoce, de poussées de culpabilité ou de paranoïa illustrées par un cortège d’incongruités visuelles et de plans qu’il laisse durer la seconde de trop, jusqu’au malaise. Ils ont pour titre «Comment faire la conversation», «Comment recouvrir ses meubles de plastique» ou «Comment se souvenir de ses rêves».
Cryogénisation. «J’ai passé beaucoup de temps dans des environnements très, très ennuyeux au cours de ma vie, mesure-t-il lors d’un entretien par Zoom depuis New York. La manière de m’en sortir a toujours été de trouver des plaisanteries cachées dans tout, partout.» L’ambition, démente quand on y songe, de son travail, est d’être «un décalque très exact» des tours et détours de sa pensée, si bien que chacune de ses aventures prend des virages en épingle à cheveux sollicitant toute l’attention des spectateurs – clignez des yeux, et vous raterez la transition qui fait passer de «Comment goûter du vin» à ce type qui mange des rations militaires datant de la guerre du Vietnam. Chaque épisode a sa logique malade, construite au gré de rencontres avec des spécimens d’Americana monté au carré, adeptes de la cryogénisation post-mortem ou illuminés pensant sérieusement que leurs défauts de mémoire sont le résultat d’un complot ou d’une faille spatiotemporelle, offrant un singulier plan de coupe de la masse de ses contemporains. Wilson les questionne avec un recul circonspect, comme s’il débarquait de la Lune, mais fait aussi généreusement les frais de son ironie feutrée – mémorable apparition, totalement hors-sol, lors d’une fête étudiante organisée par MTV à Cancún, au Mexique, ou encore à la gym, bide tombant, en pleine quête d’amélioration physique. «Peut-être bien que le monde n’est qu’un gigantesque concours félin, où toutes tes imperfections physiques sont diligemment notées par ceux qui t’entourent.» Peut-être bien. Mais mettre en scène son intimité, l’air de rien, ses soirées passées à regarder la télé avec sa logeuse, sa rupture récente (zoom sur un gros tas de mégots), donne souvent un tour poignant à des pérégrinations par ailleurs hilarantes.
Téléachat. John Wilson tourne tous les jours, «de manière plus ou moins intense», depuis qu’il est enfant. Le jour de notre entretien, il est sorti filmer New York secoué, vingt minutes plus tôt, par un tremblement de terre – «J’ai toujours mes caméras à côté de moi.» Après des études de réalisation documentaire à l’université de Binghamton, il tourne quelques courts métrages qu’il finance en travaillant pour un détective privé à éplucher des vidéos de surveillance, et pour une chaîne de télé-achat (bref aperçu dans sa série de ces plans répétitifs à en mourir), deux occupations qui l’ont entraîné à l’ennui et la recherche du détail qui fait mouche. Parsemant sa conversation de références très diverses (Sans soleil de Chris Marker, les films Jason Bourne), Wilson, invité cette semaine au festival Visions du réel à Nyon (mais quelle bonne idée), range son travail dans la catégorie des essais filmés, ce «genre élastique permettant de s’emparer de quelque chose de très ennuyeux et le rendre excitant, grâce à sa nature journalistique».
De fait, certains épisodes de sa série font penser à de bons articles narratifs du New Yorker, ultra précis, documentés, amusés, exprimant un certain appétit pour l’absurde. S’ils ne répondent généralement pas à la question posée d’entrée, ces épisodes ont l’intelligence d’en poser d’autres, et d’autres encore, de plus en plus abstraites, essentielles, composant un jeu infini de matriochkas existentielles. «Ma série traite de problèmes pour lesquels il n’existe pas de solution facile. Donc j’essaie de trouver un gimmick satirique. Ça m’aide à supporter des réalités totalement déprimantes, l’indécision, le manque de motivation, sans même parler de problèmes politiques contre lesquels on ne peut rien.»
John Wilson donnera une master-class jeudi au festival de cinéma Visions du réel, à Nyon (Suisse).
(1) johnsmovies.com