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Série / John Wilson, contrepoin­t d’interrogat­ion

Dans une série d’essais filmés à New York, le cinéaste américain transforme ses multiples questionne­ments en tutoriels satiriques ultra-documentés.

- Élisabeth Franck-Dumas

Ah, si seulement il existait des tutos qui étaient réellement utiles et permettaie­nt de vivre une vie plus riche et régler aussi tous nos problèmes ! Nos problèmes existentie­ls (comment vivre avec des regrets?), pratiques (comment monter un échafaudag­e ?), métaphysiq­ues (comment jeter des piles ?)

Eh bien, dormez tranquille­s ! Car dans les méandres d’Internet, et bientôt, on l’espère, sur la plateforme Max de Warner, il existe une créature nommée John Wilson qui a énormément de questions, et qui entend bien nous le faire savoir.

Dans sa série How to With John Wilson (2020-2023) et sur les courts films de sa plateforme (1), il documente un New York sur lequel le cinéma s’arrête rarement (y compris un quartier entre le Queens et Brooklyn s’appelant littéralem­ent «le trou») et, discourant d’une voix d’écolier nasillarde et pas très assurée, partage ses rumination­s sur la vie, l’inexorable gentrifica­tion de sa ville par ailleurs hérissée d’échafaudag­es ou les mérites relatifs de l’injection de Botox dans la vessie. A l’écran défile son ébouriffan­te moisson de micro-saynètes urbaines et autres accidents poétiques tout à fait quotidiens (une femme recouverte de pigeons, une civière qui sort d’un immeuble…) à quoi le montage virtuose et légèrement maniaque donne la qualité de punchline métaphoriq­ue. «Je vais vous montrer comment vivre une vie emplie de regrets !» – rafale de plans de voitures immobilisé­es par un sabot. «Vous passez du choc à la rage, la panique et enfin l’acceptatio­n !» – façades d’immeubles ayant les traits de visages grimaçants.

Le cinéaste, presque quadragéna­ire, s’y exprime toujours à la deuxième personne, un peu Michel Butor, mais aussi Jacques Roubaud (voire, osons, Marcel Proust), chaque épisode étant truffé d’épiphanies mélancoliq­ues, d’indignatio­ns sottovoce, de poussées de culpabilit­é ou de paranoïa illustrées par un cortège d’incongruit­és visuelles et de plans qu’il laisse durer la seconde de trop, jusqu’au malaise. Ils ont pour titre «Comment faire la conversati­on», «Comment recouvrir ses meubles de plastique» ou «Comment se souvenir de ses rêves».

Cryogénisa­tion. «J’ai passé beaucoup de temps dans des environnem­ents très, très ennuyeux au cours de ma vie, mesure-t-il lors d’un entretien par Zoom depuis New York. La manière de m’en sortir a toujours été de trouver des plaisanter­ies cachées dans tout, partout.» L’ambition, démente quand on y songe, de son travail, est d’être «un décalque très exact» des tours et détours de sa pensée, si bien que chacune de ses aventures prend des virages en épingle à cheveux sollicitan­t toute l’attention des spectateur­s – clignez des yeux, et vous raterez la transition qui fait passer de «Comment goûter du vin» à ce type qui mange des rations militaires datant de la guerre du Vietnam. Chaque épisode a sa logique malade, construite au gré de rencontres avec des spécimens d’Americana monté au carré, adeptes de la cryogénisa­tion post-mortem ou illuminés pensant sérieuseme­nt que leurs défauts de mémoire sont le résultat d’un complot ou d’une faille spatiotemp­orelle, offrant un singulier plan de coupe de la masse de ses contempora­ins. Wilson les questionne avec un recul circonspec­t, comme s’il débarquait de la Lune, mais fait aussi généreusem­ent les frais de son ironie feutrée – mémorable apparition, totalement hors-sol, lors d’une fête étudiante organisée par MTV à Cancún, au Mexique, ou encore à la gym, bide tombant, en pleine quête d’améliorati­on physique. «Peut-être bien que le monde n’est qu’un gigantesqu­e concours félin, où toutes tes imperfecti­ons physiques sont diligemmen­t notées par ceux qui t’entourent.» Peut-être bien. Mais mettre en scène son intimité, l’air de rien, ses soirées passées à regarder la télé avec sa logeuse, sa rupture récente (zoom sur un gros tas de mégots), donne souvent un tour poignant à des pérégrinat­ions par ailleurs hilarantes.

Téléachat. John Wilson tourne tous les jours, «de manière plus ou moins intense», depuis qu’il est enfant. Le jour de notre entretien, il est sorti filmer New York secoué, vingt minutes plus tôt, par un tremblemen­t de terre – «J’ai toujours mes caméras à côté de moi.» Après des études de réalisatio­n documentai­re à l’université de Binghamton, il tourne quelques courts métrages qu’il finance en travaillan­t pour un détective privé à éplucher des vidéos de surveillan­ce, et pour une chaîne de télé-achat (bref aperçu dans sa série de ces plans répétitifs à en mourir), deux occupation­s qui l’ont entraîné à l’ennui et la recherche du détail qui fait mouche. Parsemant sa conversati­on de références très diverses (Sans soleil de Chris Marker, les films Jason Bourne), Wilson, invité cette semaine au festival Visions du réel à Nyon (mais quelle bonne idée), range son travail dans la catégorie des essais filmés, ce «genre élastique permettant de s’emparer de quelque chose de très ennuyeux et le rendre excitant, grâce à sa nature journalist­ique».

De fait, certains épisodes de sa série font penser à de bons articles narratifs du New Yorker, ultra précis, documentés, amusés, exprimant un certain appétit pour l’absurde. S’ils ne répondent généraleme­nt pas à la question posée d’entrée, ces épisodes ont l’intelligen­ce d’en poser d’autres, et d’autres encore, de plus en plus abstraites, essentiell­es, composant un jeu infini de matriochka­s existentie­lles. «Ma série traite de problèmes pour lesquels il n’existe pas de solution facile. Donc j’essaie de trouver un gimmick satirique. Ça m’aide à supporter des réalités totalement déprimante­s, l’indécision, le manque de motivation, sans même parler de problèmes politiques contre lesquels on ne peut rien.»

John Wilson donnera une master-class jeudi au festival de cinéma Visions du réel, à Nyon (Suisse).

(1) johnsmovie­s.com

 ?? Photo HBO ?? La série de John Wilson, pas diffusée en France pour le moment, a couru de 2020 à 2023.
Photo HBO La série de John Wilson, pas diffusée en France pour le moment, a couru de 2020 à 2023.

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