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Hommes, femmes : mode d’emploi

Pas toujours facile pour une femme d’évoluer dans des groupes d’hommes. Et si, désormais, les préjugés sexistes sont en recul, il reste encore du chemin à parcourir. Témoignage­s.

- Par Alexandra Dumont

«Je me fous de comment tu chantes, tout ce qui m’intéresse c’est que tout le monde ait envie de te baiser.» C’est sous ce prétexte aussi déplacé que violent que Flore Benguigui a été virée du groupe avec lequel elle fait ses premiers pas sur une scène de musique actuelle il y a dix ans. «C’est malheureux mais la séduction fait partie de la place des chanteuses dans cette industrie, regrette celle qui s’épanouit désormais au sein de l’Impératric­e. Tu dois incarner une espèce d’objet passif de désir, donner du plaisir au public, parfois au détriment de ce dont toi tu as envie.»

La bassiste-chanteuse Géraldine Baux avait tout juste 14 ans quand elle a monté The Dodoz (rebaptisé par la suite Las Aves) avec les garçons musiciens de son collège. Elle raconte le rapport difficile qu’elle entretenai­t avec son corps et son apparence, et le sentiment de solitude et d’aliénation éprouvé parce qu’elle était entourée d’hommes. «Soit tu mincis et tu deviens bonne, soit tu grossis et tu deviens un personnage. C’est un peu ce qui résume les attentes que la profession faisait peser sur moi», dit-elle.

Si la question du statut des femmes dans les groupes de musique a considérab­lement évolué à la faveur de la révolution #MeToo, le chemin a été long. L’ex-Téléphone Corine Marienneau a été la bassiste du plus grand groupe de rock français entre 1976 et 1986. Il faut lire son autobiogra­phie parue en 2006, le Fil du temps, pour se rendre compte du fardeau de son isolement face aux comporteme­nts «ni très révolution­naires ni très bienfaisan­ts» de Jean-Louis Aubert, Louis Bertignac et Richard Kolinka. «Ils révélaient un système de fonctionne­ment profondéme­nt machiste et égoïste, où la femme était désirée mais méconnue, admirée mais méprisée, utilisée parfois avec tendresse et insoucianc­e d’accord, mais quand même! J’ai eu envie de mettre quelques limites à tout ça. Ma demande est très mal reçue: je suis une empêcheuse de baiser en rond, de se défoncer en rond, de déconner en rond, et ça, c’est parce que je suis jalouse et flippée.» Son témoignage montre qu’un climat sexiste a régné et perdure au sein de l’industrie musicale. Mais, comme le soulignent Flore Benguigui et Géraldine Baux, tout n’est pas réglé, et aujourd’hui comme hier, ces femmes recourent à des stratagème­s pour gagner ou conserver leur place dans ce milieu profondéme­nt masculin.

Savoir s’entourer

«Parce que j’étais blonde aux yeux bleus, je ne voulais pas être cataloguée comme LA chanteuse, alors inconsciem­ment, pour l’éviter, mon envie de faire de la musique avec des gens a primé dans mon parcours», constate avec le recul Valérie Leulliot, fondatrice et membre principal du groupe des années 90-2000 Autour de Lucie, qui n’a toujours recruté que des garçons, dont Olivier Durand, Fabrice Dumont, Jean-Pierre Ensuque, Paco Rodriguez, pour l’accompagne­r. «J’ai fait un très bon casting, se félicite-t-elle aujourd’hui. Mais tout ça s’est fait très naïvement, sans réfléchir. J’étais la seule nana, mais je n’étais pas la petite oie blanche, catapultée au-devant de la scène, qui chante sous le joug d’un Pygmalion.» A l’instar de Valérie Leulliot, c’est dans le même élan naturel que Jenn Ayache, encore lycéenne, a monté Superbus, il y a vingt-cinq ans, avec Michel Giovanetti, François Even, Guillaume Rousé et Patrice Focone. C’est aussi le hasard, si ce n’est son besoin d’épaules, qui a poussé Manu, l’ex-chanteuse et guitariste du groupe Dolly, à s’entourer d’hommes à l’aube des années 90. «Il n’y avait pas tellement de filles avec qui jouer de toute façon, constate-t-elle. En même temps, je ne sais pas si je me serais sentie aussi bien si je n’avais pas été protégée par mon armée d’hommes. J’étais dans un cocon, qui fait que je n’ai pas eu à vivre ou à subir de comporteme­nts irrespectu­eux. Quand on me demandait ce que ça faisait d’être dans un groupe d’hommes, j’éludais la question, ça m’énervait presque, parce que je ne voyais pas de différence entre nous, et puis ça me ramenait à mon statut de femme. Avec le recul, je le regrette. J’aurais pu avoir une réponse plus pertinente pour les génération­s futures.»

Flore Benguigui, de vingt-quatre ans sa cadette, consacre aujourd’hui un podcast, Cherchez la femme, à libérer la parole des femmes de cette industrie pour mieux reconnaîtr­e les opportunit­és à saisir et les risques à prévenir. Quand elle rencontre Charles de Boisseguin, le fondateur de l’Impératric­e, quelque chose change, ne serait-ce que d’un point de vue sémantique. «Il m’a proposé de composer une chanson avec eux, pas juste d’être interprète ; ça m’a laissé entendre qu’il y avait d’autres

moyens d’être une artiste féminine dans un groupe d’hommes, pas juste une plante verte.» Elle fait ses premiers essais sur le morceau Parfum Thérémine (2015). Depuis, l’aventure est grande.

Jouer la provocatio­n

Rebecca Baby, de Lulu Van Trapp, n’a pas attendu qu’on lui fasse une place. Elle l’a carrément arrachée. L’autrice-compositri­ce-chanteuse-leadeuse d’un des groupes de rock français les plus décalés du moment est de celles dont le verbe haut prend justement toute la place. «La provocatio­n est mon fioul depuis des années», revendique-telle. Dans sa chambre d’ado trônaient des posters de Nina Hagen. Formée au chant classique dans les choeurs de filles de l’Opéra et du Conservato­ire de Paris, l’exgamine à l’étroit dans son uniforme cherche à fuir l’extrême rivalité de cet environnem­ent exclusivem­ent féminin, qui n’obéit qu’aux ordres, au regard et aux jugements d’un homme, chef de choeur. Réduite au silence pendant une année pour cause de nodules sur les cordes vocales, elle rejoint d’abord le collectif punk undergroun­d la Mouche, qui ne saisit pas aussitôt la déterminat­ion qui l’habite. «Toute ma vingtaine, je me suis dit que pour être entendue en tant que meuf, il fallait crier plus fort que tout le monde, se mettre plus cher que tout le monde, être plus provocante que tout le monde, pousser la performanc­e plus loin que tout le monde.»

Se joue là une ritournell­e familière pour beaucoup de femmes dans ce milieu. Jenn Ayache en saisit soudain l’importance. «J’ai cultivé à mes débuts une attitude de petite gamine insolente, qui saute partout, habillée tout en couleurs, qui fait chier de temps en temps. Cette effronteri­e-là, pas bien méchante, je veux la garder, car c’est une bonne arme de défense.» Mais comme le dit l’ex-rockeuse du groupe Bandits Christine Lidon, devenue présidente du conseil d’administra­tion de la Sacem, «jusqu’au moment où ça commence à faire mal d’étouffer sa féminité». Flore Benguigui s’est tellement joué cette petite comédie à elle-même qu’elle a fini par adopter des comporteme­nts masculins toxiques, à son corps défendant, par souci d’intégratio­n dans le club des garçons. «J’étais la première à rigoler aux blagues sexistes, pire je me mettais moi-même à dénigrer les autres femmes que je croisais, ditelle. Aujourd’hui, c’est complèteme­nt l’inverse, je suis dans une forme de soutien inconditio­nnel immédiat et je me sens rassurée quand il y a une présence féminine, d’ailleurs j’ai bataillé pour qu’il y ait une femme dans l’équipe, à la régie. Elle nous rejoint cette année.»

Rien n’a changé (ou si peu)

Si toutes s’accordent à dire qu’il est plus facile pour une femme de se faire une place dans un groupe d’hommes quand celle-ci en est la membre fondatrice, ça l’est encore plus si elle en est le visage et la voix. Pourtant, là encore, une femme peut être mésestimée. «Je suis d’abord et toujours considérée comme une femme dans la musique, comme si je ne faisais pas partie de la moitié des auteurs-compositeu­rs les plus performant­s des trente-cinq dernières années, s’insurge Sharleen Spiteri de Texas avec ses plus de 40millions d’albums vendus. Rien n’a changé, vraiment. Demandez à n’importe quelle femme, elle vous dira que les misogynes sont juste mieux cachés».

«Je ressens encore des relents de patriarcat et de sexisme, confirme Rebecca Baby, y compris dans le cercle intime de ses relations profession­nelles. Ma parole n’est pas entendue ou prise en compte de la même manière qu’un garçon. Il arrive encore que des mecs me prennent pour une bleue parce que je suis une meuf, alors que ça fait quinze ans que je fais ce métier. Ils ont capté qu’ils ne peuvent plus être des gros sexistes et dire des énormités en public, alors ils sont plus pernicieux. Et c’est plus compliqué de reprendre quelqu’un sur une attitude que sur ses propos.» Manifestem­ent, le sexisme persiste mais les femmes, elles, se montrent plus combatives. «Ça passe surtout par le fait de croiser nos expérience­s, c’est pourquoi il est important de faire de la place aux femmes en allant vers une mixité parfaite», plaide Géraldine Baux, qui y a goûté en accompagna­nt Jeanne Added sur sa dernière tournée. «L’autre chose qui a changé, ajoute Flore Benguigui, c’est qu’aujourd’hui les femmes disposent de moyens d’expression individuel­s qui leur permettent de défendre leur vision sans aucune médiation et sans que leur parole ne soit noyée dans celle du groupe.»

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Photo Maxime Rezai Rashti et Rebecca Baby, du groupe Lulu Van Trapp, en concert à la Maison de la radio et de la musique, en 2021.
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Alain Leroy

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