Reinhard Kaiser-Mühlecker «Chez nous à la ferme, on ne parlait jamais du passé»
Rencontre à Paris avec le romancier autrichien qui partage sa vie entre l’écriture et l’agriculture. Avec «Braconnages», et après «Lilas rouge» et «Lilas noir», il continue de sonder un pays hanté par les crimes nazis.
C’est une sorte de caméo, de brève apparition à la Hitchcock. Dans Braconnages, le troisième roman traduit de Reinhard Kaiser-Mühlecker, un personnage de Lilas rouge et Lilas noir, publiés chez Verdier, surgit dans une fête campagnarde. Il s’appelle Ferdinand Goldberger et ceux qui ne sont pas des primolecteurs de l’écrivain autrichien apprécieront le clin d’oeil et la filiation entre ces livres hantés par le passé nazi du pays. Reinhard KaiserMühlecker, né en 1982, a publié huit romans et un recueil de trois grosses nouvelles. Fils de paysans en Haute-Autriche, il a repris la ferme familiale comme son personnage principal, Jakob, tout en poursuivant son travail d’auteur. Nous l’avons rencontré chez Gallimard, son nouvel éditeur.
Lilas rouge
nous confrontait à des événements violents puisqu’il démarrait au début des années 1940. Dans ce nouveau roman, la violence peut apparaître au lecteur plus intime…
Le thème de la violence est lié à l’histoire, au thème de l’héritage. C’est un sujet qui a toujours été central dans mes livres. Comme malgré soi, on est dépositaire des destructions du passé. C’était le cas dans Lilas rouge et bien entendu c’est lié au destin de l’Autriche et de l’Allemagne, à l’anéantissement des Juifs d’Europe. Et il me semble, même de façon souterraine, larvée, même en silence, que ces destructions du passé continuent d’habiter, de travailler et de hanter les descendants. A titre symbolique, les lieux ont toujours une signification double. Dans Braconnages, il y a ainsi l’autoroute située au-dessus de la propriété de Jakob, elle a été construite sous le Reich au début des années 40 par des travailleurs forcés. Et le bruit, le vacarme produit, qui contraint Jakob à porter sans arrêt un casque, est à la fois un bruit tout à fait concret de freins, d’accélérations mais c’est aussi le bruit, la rumeur de l’histoire. Ce fracas dont on ne peut pas se défaire, alors on met ses doigts dans les oreilles pour ne pas entendre la rumeur de l’histoire déferler jusqu’à soi.
Vous dites que c’est un élément autobiographique, il y a vraiment cette autoroute près de chez vous ?
Oui, le village est construit au creux de la vallée et il coiffe le village. C’est l’autoroute qui va de Salzbourg à Vienne. Mais ma ferme, de façon plus concrète, est située à quatre kilomètres de là, à flanc de colline.
Comment s’explique votre titre, Braconnages ?
Le braconnage ici est celui des deux chiens de Jakob, c’est également les reproches que celui-ci formule à l’encontre de sa femme, Katja. Elle serait venue braconner sur ses brisées, sur ses terres, alors qu’il menait une vie retirée et calme. Le lecteur peut aussi penser à l’inverse que Jakob est venu braconner dans l’existence de cette artiste. Ce thème, on l’aperçoit aussi dans la vie de Jakob quand il surfe sur Tinder en faisant défiler les profils de femmes. C’est aussi l’idée de franchissement d’une frontière, d’empiéter sur quelque chose qui n’est pas à soi.
Lilas rouge
Dans et ce livre, il y a un fauteuil à oreilles, comme on en voit chez Thomas Bernhard, est-ce un symbole ?
A la maison, à la ferme, il y avait un fauteuil à oreilles depuis très longtemps, apparemment transmis de génération en génération. Il avait cette particularité de n’avoir jamais été occupé par personne, du moins de mon vivant, et je me suis toujours demandé qui était la personne qui un jour avait occupé ce fauteuil. J’ai fini par l’installer dans ma propre chambre. Chez nous, on ne parlait jamais du passé et ma grand-mère, qui a joué un rôle important dans ma vie et qui a connu l’époque nazie, était incapable quand on l’interrogeait sur ce sujet de sortir ne fût-ce qu’un mot. Quand on était gamins avec mon frère, on a découvert assez vite qu’il y avait une astuce pour la faire parler malgré tout. C’était de ne pas l’interroger directement sur le passé mais de par exemple désigner une armoire ou une penderie et de dire, tiens si la penderie était douée de parole qu’est-ce qu’elle raconterait. Et là, la parole, la langue se déliait. En revanche, je n’ai jamais demandé quel discours tiendrait le fauteuil à oreilles.
Que représente Thomas Bernhard pour vous ?
J’ai beaucoup lu Thomas Bernhard. Ce qui me relie à lui, c’est ce rapport au passé de l’Autriche en tant que problème non résolu. On retrouve ça chez Elfriede Jelinek, chez Gerhard Roth, chez d’autres auteurs de la même période. Ce qui les unit, c’est que ce sont des auteurs qui sont dans un rapport uniquement de dénonciation, de détestation du passé de leur propre pays. Mais moi, je m’interroge plus sur le mécanisme, comment la chose a pu avoir lieu et pourquoi cela a pu se
passer, je cherche plutôt à comprendre les rouages, en fait à me situer plus en amont qu’en aval.
Dans vos romans, on voit souvent la nécessité de rompre avec les pères, pour réussir il faut les écarter, c’est un thème important ?
C’est lié à la tradition et la transmission patrimoniale dans le milieu rural. Vient un moment quand le père commence à être sénescent où il est d’usage que ce soit le fils qui reprenne la ferme, généralement le fils aîné, et à partir de ce moment les relations s’inversent. Le père qui régnait en despote devient le second de son fils : ce schéma de renversement joue un très grand rôle dans mes livres.
Dans la plupart des familles qui ne sont pas paysannes les enfants partent mais les enfants restent à vie les enfants, les parents restent les parents. Mais dans le monde paysan, sachant que tous ces gens vivent sous le même toit, ça ne se passe pas du jour au lendemain. On observe un décalage progressif où l’influence des aînés diminue, où les enfants vont finir par devenir ceux qui commandent. Je rappelle que le monde paysan est un monde complètement patriarcal et pour le patriarche, quand il donne la ferme à son fils, c’est un moment de mort sociale.
A un moment, vous écrivez :
«Comment être agriculteur au sens noble du terme ?» Pouvezvous
parler de votre travail à la ferme ?
Bien avant qu’ait émergé en moi la conscience que je serais écrivain, j’ai su que je reprendrais la ferme familiale. La situation aujourd’hui d’un point de vue économique, on le sait, est catastrophique en raison du poids écrasant de la bureaucratie sur les paysans et il est très difficile de vivre décemment quand on a choisi de vivre de la terre. Mon exploitation est de taille moyenne, un peu plus petite que la moyenne, je dirais [Quand on demande plus de précisions, il rit et rappelle un dicton présent dans Braconnages: «L’amour s’efface, les hectares restent», ndlr]. Mes parents sont passés à l’agriculture écologique, il y a vingt ans. La forme d’exploitation qui est la mienne, c’est-à-dire à échelle humaine, sans ouvriers agricoles, cette structure petite me semble la seule viable aujourd’hui, pour le respect des sols et pour les relations humaines. Je suis à la fois éleveur et agriculteur, il y a une très grosse rotation des cultures, totalement nécessaire si on veut faire de l’agriculture biologique. Je travaille avec mes deux parents. Nous produisons notamment du maïs, du seigle, du froment, de l’avoine, du trèfle…
Des scènes nocturnes reviennent dans vos livres. Vous les travaillez beaucoup ?
C’est un mélange de lucidité et de rêve. Dans ces scènes, il y a une approche très intuitive de l’écriture et elles me viennent sans que j’aie forcément décidé dans l’économie du texte d’en mettre. Il y a une sorte d’abîme qui s’ouvre, qui se révèle sur la profondeur de l’être, mais je ne les écris pas avec une pleine conscience de le faire.
Quand écrivez-vous et comment ?
J’écris très tôt et tard le soir et dans la journée, quand j’ai le temps je réfléchis, j’assemble des choses, je projette mon imagination, je cherche des îlots pendant lesquels je peux penser à comment l’histoire va se prolonger. Le soir, j’écris des esquisses dans mon petit carnet et le lendemain matin, j’écris à partir de ces esquisses environ une heure, 500 mots tous les jours.
«L’autoroute située
au-dessus de la propriété de Jakob a été construite sous le Reich par des travailleurs forcés. Et le bruit
produit, qui contraint Jakob à porter sans arrêt un casque, c’est aussi la rumeur
de l’histoire.»
Réfléchissez-vous à ce travail d’écriture quand vous êtes dans les champs ?
Parfois. Il y a des parties du travail agricole pendant lesquelles il faut rester très concentré mais j’attends toujours ces moments où le travail est simple et monotone. C’est là que je peux bien réfléchir, ça peut être dans les champs ou ailleurs, je suis toute la journée en chasse de ces moments.