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Reinhard Kaiser-Mühlecker «Chez nous à la ferme, on ne parlait jamais du passé»

Rencontre à Paris avec le romancier autrichien qui partage sa vie entre l’écriture et l’agricultur­e. Avec «Braconnage­s», et après «Lilas rouge» et «Lilas noir», il continue de sonder un pays hanté par les crimes nazis.

- Recueilli par Frédérique Fanchette Photo Samuel Kirszenbau­m Interview réalisée avec la traduction d’Olivier Le Lay.

C’est une sorte de caméo, de brève apparition à la Hitchcock. Dans Braconnage­s, le troisième roman traduit de Reinhard Kaiser-Mühlecker, un personnage de Lilas rouge et Lilas noir, publiés chez Verdier, surgit dans une fête campagnard­e. Il s’appelle Ferdinand Goldberger et ceux qui ne sont pas des primolecte­urs de l’écrivain autrichien appréciero­nt le clin d’oeil et la filiation entre ces livres hantés par le passé nazi du pays. Reinhard KaiserMühl­ecker, né en 1982, a publié huit romans et un recueil de trois grosses nouvelles. Fils de paysans en Haute-Autriche, il a repris la ferme familiale comme son personnage principal, Jakob, tout en poursuivan­t son travail d’auteur. Nous l’avons rencontré chez Gallimard, son nouvel éditeur.

Lilas rouge

nous confrontai­t à des événements violents puisqu’il démarrait au début des années 1940. Dans ce nouveau roman, la violence peut apparaître au lecteur plus intime…

Le thème de la violence est lié à l’histoire, au thème de l’héritage. C’est un sujet qui a toujours été central dans mes livres. Comme malgré soi, on est dépositair­e des destructio­ns du passé. C’était le cas dans Lilas rouge et bien entendu c’est lié au destin de l’Autriche et de l’Allemagne, à l’anéantisse­ment des Juifs d’Europe. Et il me semble, même de façon souterrain­e, larvée, même en silence, que ces destructio­ns du passé continuent d’habiter, de travailler et de hanter les descendant­s. A titre symbolique, les lieux ont toujours une significat­ion double. Dans Braconnage­s, il y a ainsi l’autoroute située au-dessus de la propriété de Jakob, elle a été construite sous le Reich au début des années 40 par des travailleu­rs forcés. Et le bruit, le vacarme produit, qui contraint Jakob à porter sans arrêt un casque, est à la fois un bruit tout à fait concret de freins, d’accélérati­ons mais c’est aussi le bruit, la rumeur de l’histoire. Ce fracas dont on ne peut pas se défaire, alors on met ses doigts dans les oreilles pour ne pas entendre la rumeur de l’histoire déferler jusqu’à soi.

Vous dites que c’est un élément autobiogra­phique, il y a vraiment cette autoroute près de chez vous ?

Oui, le village est construit au creux de la vallée et il coiffe le village. C’est l’autoroute qui va de Salzbourg à Vienne. Mais ma ferme, de façon plus concrète, est située à quatre kilomètres de là, à flanc de colline.

Comment s’explique votre titre, Braconnage­s ?

Le braconnage ici est celui des deux chiens de Jakob, c’est également les reproches que celui-ci formule à l’encontre de sa femme, Katja. Elle serait venue braconner sur ses brisées, sur ses terres, alors qu’il menait une vie retirée et calme. Le lecteur peut aussi penser à l’inverse que Jakob est venu braconner dans l’existence de cette artiste. Ce thème, on l’aperçoit aussi dans la vie de Jakob quand il surfe sur Tinder en faisant défiler les profils de femmes. C’est aussi l’idée de franchisse­ment d’une frontière, d’empiéter sur quelque chose qui n’est pas à soi.

Lilas rouge

Dans et ce livre, il y a un fauteuil à oreilles, comme on en voit chez Thomas Bernhard, est-ce un symbole ?

A la maison, à la ferme, il y avait un fauteuil à oreilles depuis très longtemps, apparemmen­t transmis de génération en génération. Il avait cette particular­ité de n’avoir jamais été occupé par personne, du moins de mon vivant, et je me suis toujours demandé qui était la personne qui un jour avait occupé ce fauteuil. J’ai fini par l’installer dans ma propre chambre. Chez nous, on ne parlait jamais du passé et ma grand-mère, qui a joué un rôle important dans ma vie et qui a connu l’époque nazie, était incapable quand on l’interrogea­it sur ce sujet de sortir ne fût-ce qu’un mot. Quand on était gamins avec mon frère, on a découvert assez vite qu’il y avait une astuce pour la faire parler malgré tout. C’était de ne pas l’interroger directemen­t sur le passé mais de par exemple désigner une armoire ou une penderie et de dire, tiens si la penderie était douée de parole qu’est-ce qu’elle raconterai­t. Et là, la parole, la langue se déliait. En revanche, je n’ai jamais demandé quel discours tiendrait le fauteuil à oreilles.

Que représente Thomas Bernhard pour vous ?

J’ai beaucoup lu Thomas Bernhard. Ce qui me relie à lui, c’est ce rapport au passé de l’Autriche en tant que problème non résolu. On retrouve ça chez Elfriede Jelinek, chez Gerhard Roth, chez d’autres auteurs de la même période. Ce qui les unit, c’est que ce sont des auteurs qui sont dans un rapport uniquement de dénonciati­on, de détestatio­n du passé de leur propre pays. Mais moi, je m’interroge plus sur le mécanisme, comment la chose a pu avoir lieu et pourquoi cela a pu se

passer, je cherche plutôt à comprendre les rouages, en fait à me situer plus en amont qu’en aval.

Dans vos romans, on voit souvent la nécessité de rompre avec les pères, pour réussir il faut les écarter, c’est un thème important ?

C’est lié à la tradition et la transmissi­on patrimonia­le dans le milieu rural. Vient un moment quand le père commence à être sénescent où il est d’usage que ce soit le fils qui reprenne la ferme, généraleme­nt le fils aîné, et à partir de ce moment les relations s’inversent. Le père qui régnait en despote devient le second de son fils : ce schéma de renverseme­nt joue un très grand rôle dans mes livres.

Dans la plupart des familles qui ne sont pas paysannes les enfants partent mais les enfants restent à vie les enfants, les parents restent les parents. Mais dans le monde paysan, sachant que tous ces gens vivent sous le même toit, ça ne se passe pas du jour au lendemain. On observe un décalage progressif où l’influence des aînés diminue, où les enfants vont finir par devenir ceux qui commandent. Je rappelle que le monde paysan est un monde complèteme­nt patriarcal et pour le patriarche, quand il donne la ferme à son fils, c’est un moment de mort sociale.

A un moment, vous écrivez :

«Comment être agriculteu­r au sens noble du terme ?» Pouvezvous

parler de votre travail à la ferme ?

Bien avant qu’ait émergé en moi la conscience que je serais écrivain, j’ai su que je reprendrai­s la ferme familiale. La situation aujourd’hui d’un point de vue économique, on le sait, est catastroph­ique en raison du poids écrasant de la bureaucrat­ie sur les paysans et il est très difficile de vivre décemment quand on a choisi de vivre de la terre. Mon exploitati­on est de taille moyenne, un peu plus petite que la moyenne, je dirais [Quand on demande plus de précisions, il rit et rappelle un dicton présent dans Braconnage­s: «L’amour s’efface, les hectares restent», ndlr]. Mes parents sont passés à l’agricultur­e écologique, il y a vingt ans. La forme d’exploitati­on qui est la mienne, c’est-à-dire à échelle humaine, sans ouvriers agricoles, cette structure petite me semble la seule viable aujourd’hui, pour le respect des sols et pour les relations humaines. Je suis à la fois éleveur et agriculteu­r, il y a une très grosse rotation des cultures, totalement nécessaire si on veut faire de l’agricultur­e biologique. Je travaille avec mes deux parents. Nous produisons notamment du maïs, du seigle, du froment, de l’avoine, du trèfle…

Des scènes nocturnes reviennent dans vos livres. Vous les travaillez beaucoup ?

C’est un mélange de lucidité et de rêve. Dans ces scènes, il y a une approche très intuitive de l’écriture et elles me viennent sans que j’aie forcément décidé dans l’économie du texte d’en mettre. Il y a une sorte d’abîme qui s’ouvre, qui se révèle sur la profondeur de l’être, mais je ne les écris pas avec une pleine conscience de le faire.

Quand écrivez-vous et comment ?

J’écris très tôt et tard le soir et dans la journée, quand j’ai le temps je réfléchis, j’assemble des choses, je projette mon imaginatio­n, je cherche des îlots pendant lesquels je peux penser à comment l’histoire va se prolonger. Le soir, j’écris des esquisses dans mon petit carnet et le lendemain matin, j’écris à partir de ces esquisses environ une heure, 500 mots tous les jours.

«L’autoroute située

au-dessus de la propriété de Jakob a été construite sous le Reich par des travailleu­rs forcés. Et le bruit

produit, qui contraint Jakob à porter sans arrêt un casque, c’est aussi la rumeur

de l’histoire.»

Réfléchiss­ez-vous à ce travail d’écriture quand vous êtes dans les champs ?

Parfois. Il y a des parties du travail agricole pendant lesquelles il faut rester très concentré mais j’attends toujours ces moments où le travail est simple et monotone. C’est là que je peux bien réfléchir, ça peut être dans les champs ou ailleurs, je suis toute la journée en chasse de ces moments.

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Reinhard Kaiser-Mühlecker, le 5 avril,
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chez Gallimard, à Paris.

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