Libération

Ronde de nuit en Haute-Autriche Un jeune villageois remet sur pied l’exploitati­on familiale

- Reinhard Kaiser-Mühlecker F.F.

Dans la nuit, Jakob, le personnage principal de Braconnage­s, suit une rivière, les pieds dans l’eau glacée. Il cherche sa chienne Landa qui a «retrouvé le goût du sang». C’est un point de non-retour pour le jeune agriculteu­r. On peut aussi penser que Jakob va à la rencontre de la partie la plus sombre de luimême. Et le troisième roman traduit de Reinhard Kaiser-Mühlecker va effectuer une boucle qui nous ramènera vers la fin à une scène somnambuli­que semblable. Jakob va se débarrasse­r du chien, comme il joue à la roulette russe avec une arme datant de la guerre. Le livre adopte son point de vue, et il sait certaineme­nt pourquoi il a agi ainsi. Le sort fait au chien éveille en revanche chez le lecteur perplexité et inquiétude. Jusqu’où peut aller Jakob ? Reinhard Kaiser-Mühlecker dit avoir été fasciné par ce travail d’écriture sur un personnage qu’on ne comprend pas toujours.

Idées «fumeuses». Jakob ordinairem­ent est un «héros» très fréquentab­le. C’est un beau garçon d’une vingtaine d’années, un gros travailleu­r. Taciturne et coléreux, certes. Au début, on le voit dans sa vie d’exploitant agricole d’une ferme en déshérence. Le père, Bert, est un homme fantaisist­e à la limite de l’internemen­t psychiatri­que. Il a vendu une à une les parcelles de la propriété, s’est enlisé dans des idées «fumeuses». Le frère aîné est devenu citadin. La mère fait le strict minimum. Une demi-soeur, profiteuse et manipulatr­ice, «à sa place nulle part», s’invite régulièrem­ent dans la maison familiale. A l’étage, la grand-mère se meurt dans son fauteuil à oreilles. C’est par là que le salut va survenir pour Jakob. La «Vieille» est riche. Son argent, mal acquis dit-on, car obtenu grâce à la spoliation des Juifs sous le IIIe Reich, est à l’abri, à la banque. Elle avait longtemps fait croire qu’elle l’avait légué à un parti politique de droite.

Quand elle disparaît, Jakob se retrouve à son tour fortuné. Cela tombe bien, entretemps il a rencontré une femme un peu plus âgée que lui, une artiste en résidence au village, à Rosental, là où se déroulait aussi le premier livre traduit de l’auteur, Lilas rouge. Katja se propose comme stagiaire à la ferme. Au début, elle ne sait même pas ouvrir dans le bon sens les robinets. Mais elle apprend vite, est travailleu­se, sait se projeter. Avec elle, Jakob va faire revivre l’exploitati­on, racheter les champs un à un, acquérir un tracteur John Deere, remplir son hangar à machines et se lancer dans des filières dans l’air du temps. Le couple va aussi donner naissance à un fils.

Fidélité au lieu. Ecrit en 2020 et 2021, en pleine crise du Covid –le livre évoque abstraitem­ent «l’épidémie» –, Braconnage­s est un roman plus sédentaire que les deux précédents, et tant mieux pour la planète. Dans Lilas rouge, le vieux Goldberger et sa fille venaient d’ailleurs, la guerre faisait bouger les hommes et Paul, le petit-fils, avait fui en Amérique latine. Dans Lilas noir, son fils partait sur ses traces. Ici non, l’auteur fait de Rosental (une banque, un salon de coiffure, une boulangeri­e) et des environs un monde qui se suffit à lui-même. L’ancrage à la terre, la fidélité au lieu s’en trouvent magnifiés. Parfois Jakob part en voiture vers une vallée qui ressemble à ce qu’il a pu voir de la campagne américaine dans un documentai­re, et ainsi voyage.

De beaux moments de paix immobilise­nt par instant la marche des heures. Et même à la fin, quand Jakob a le sentiment qu’un chapitre de sa vie s’est clos : «Et lui parvenait par bouffées une odeur de bois brûlé, une odeur qu’il aimait peut-être plus que toute autre et qui lui semblait tenir enclose en elle ce qui depuis toujours faisait l’essentiel de sa vie. Il se posta à la fenêtre, en ouvrit grand les battants, laissa aller ses regards dans la nuit». Mais les choses sont faites pour se détraquer, l’incommunic­abilité ne demande qu’à revenir. Et Jakob se pliera aux aléas de la destinée.

 ?? ?? Braconnage­s Traduit de l’allemand (Autriche) par Olivier Le Lay, Gallimard, 354 pp., 23,90 €
(ebook : 16,99 €).
Braconnage­s Traduit de l’allemand (Autriche) par Olivier Le Lay, Gallimard, 354 pp., 23,90 € (ebook : 16,99 €).

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