Libération

Au fil des traits Ruth Ozeki devant un miroir trois heures durant

- Par Claire Devarrieux

Elle est née d’un père américain et d’une mère japonaise, tous deux linguistes. De son père, elle a hérité un grand front et des poches sous les yeux dont elle a fini par s’accommoder, sans doute parce que le regard paternel, qu’elle retrouve dans le sien, a cessé de lui paraître réprobateu­r. Elle aime bien ses pommettes, héritées de sa mère, de même qu’elle apprécie de reconnaîtr­e, dans son propre sourire, le sourire maternel, tout en n’aimant pas du tout sa lèvre inférieure. Elle préfère son sourcil gauche à son sourcil droit, allez savoir pourquoi, et son oeil droit, son oeil caucasien, à son oeil gauche, plus asiatique. La romancière Ruth Ozeki (En même temps toute la terre et tout le ciel, le Fardeau tranquille des choses) s’est installée devant un miroir, et il en est résulté le Temps d’un visage.

Ce petit livre malicieux et profond se présente comme un autoportra­it au sens pictural du terme. Ruth Ozeki s’est inspirée de l’exercice d’«attention immersive» proposé par un professeur d’histoire de l’art à ses étudiants. Ils étaient envoyés au musée passer trois heures devant une oeuvre, et notaient ce que ça leur inspirait. Le but était d’apprendre à voir le mille-feuilles temporel, l’«empilement d’expérience­s» qu’est un tableau. Détaillant son visage au fil de ces cent quatre-vingts minutes, l’écrivaine de 59 ans lit le passage des années, le vieillisse­ment, la trace de ses parents et aussi de ses grands-parents. Mais elle élargit son propos. Il ne s’agit pas seulement de raconter la fatale course en luge à l’origine de telle cicatrice, mais d’analyser la place d’une enfant métisse née en 1956 aux Etats-Unis : «Onze ans avant ma naissance, mes deux moitiés étaient des ennemis mortels». A partir des années 80, le métissage ne dérange plus personnes. Ce n’était pas le cas dans les années 50 et 60. Ruth Ozeki évoque également «les stéréotype­s sexuels» engendrés par les guerres américaine­s en Asie. Les hommes qui lui faisaient des avances lorsqu’elle était adolescent­e ne se seraient jamais conduits de la sorte avec des filles du genre de leurs soeurs. Elle réfléchit sur le dédoubleme­nt qu’elle ressentait dans ce type de relations, sur l’impression de porter un masque, et ça la mène à consacrer un chapitre éblouissan­t à la sculpture des masques nô qu’elle a apprise au Japon.

La famille de son père appartenai­t à une secte chrétienne fondamenta­liste, les Jumpers, tandis que les parents de sa mère étaient bouddhiste­s. Ruth Ozeki, contrainte de prendre un pseudonyme pour sa carrière d’écrivain afin de ne pas heurter les pieux sentiments d’une de ses tantes côté paternel, a opté pour Bouddha. Elle a été ordonnée prêtresse zen en 2010. C’est sur l’autel, chez elle, à la place de la statue du Bouddha, qu’elle a installé le miroir pour le Temps d’un visage. «Le Bouddha n’est pas un dieu. Le bouddhisme enseigne que nous sommes tous des bouddhas car nous possédons tous la nature du Bouddha.» Elle a quand même le sentiment d’une transgress­ion en observant son visage à cet endroit précis. Le Temps d’un visage donne quelques aperçus sur «l’enseigneme­nt zen». Rien de solennel. Il y a pas mal d’excentrici­té dans cette philosophi­e. •

Ruth Ozeki le Temps d’un visage

Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Sarah Tardy. Belfond, 118 pp., 20 € (ebook : 13,99 €).

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