Libération

Felice, Grete et Kafka, affaire non classée Un roman enquête par Magdaléna Platzová

- Par Philippe Lançon

Ya-t-il une vie après Kafka? Et, si oui, laquelle ? Kafka est un astre qui a éclairé avec plus ou moins d’intensité, et peut-être menacé, les planètes humaines qui l’ont approché. Ce n’est qu’après sa mort, voilà un siècle, que ses rayons se mirent à toucher les autres, ses millions de lecteurs. Ceux qui l’avaient connu, aimé, ont continué à vivre. Rarement longtemps, rarement bien : la plupart, juifs, ont été liquidés par les nazis ou ont fini en exil. L’essentiel du monde de Kafka avait disparu vingt ans après lui, et c’est à lui qu’on doit largement, à travers ses oeuvres, ses lettres, ses biographes, la survie de ce monde. Kafka était tchèque, de langue allemande. L’écrivaine tchèque Magdaléna Platzová, 52 ans, fille de dissidents, s’est demandé ce qu’étaient devenues deux femmes, deux amies, deux Allemandes, dont les existences ont été, entre 1912 et 1917, intimement liées à l’auteur du Procès : Felice Bauer, Grete Bloch. Elle répond, dans la Vie après Kafka, par une confrontat­ion entre fiction et réalité : ce qu’elle a appris sur ces deux femmes (après la mort de Kafka), elle l’écrit ; le reste, elle l’imagine. La plupart des chapitres font donc des deux vies un roman, tandis que dans d’autres, ce roman est mis en perspectiv­e par l’enquête que l’écrivaine a menée à New York, en Italie, auprès des descendant­s de Felice (ils savent peu de choses ou préfèrent se taire) et auprès de ceux qui ont recherché les dernières traces de Grete Bloch, arrêtée par les nazis dans un village de montagne italien, un cul-de-sac, puis morte à Auschwitz. Chemin faisant, d’autres fantômes prennent vie, dont les modèles ont existé ou non : Ernst Weiss, l’écrivain qui fit tout pour dissuader Kafka d’épouser Felice ; le fils que, selon une rumeur reprise par Max Brod, Kafka aurait eu avec Grete Bloch. Magdaléna Platzová fait de lui, sous le nom d’Appelbaum, un étrange et attachant personnage, un spectre en quête d’auteur. En l’absence de l’astre, les planètes s’affolent. En sa présence aussi.

Coups d’avance. Felice a été présentée à Kafka par Max Brod en 1912. Il fut vite question de mariage. Grete Bloch, amie de Felice, servit d’intermédia­ire ambiguë. On sait par les innombrabl­es lettres que Kafka a envoyées à la première, par celles qu’il a envoyées à la seconde, qu’il joua un double jeu, sans qu’on puisse jamais dire jusqu’à quel point ni dans quel but il le fit. Kafka est un drôle de mystère, qui a toujours quelques coups d’avance sur ses lecteurs. Les lettres à Felice étaientell­es destinées à la séduire, l’éloigner, l’enliser, la fasciner, lui plaire, la dégoûter ? «Le poison de ces lettres», écrit Magdaléna Platzová, qui se met un moment dans la tête de «la poétesse V.», de son vrai nom Viola Fischerová, qui les a en effet traduites en tchèque et se prend de compassion pour la pauvre Felice : «Au début, le travail l’avait amusée, l’auteur savait être drôle. Il était séduisant et sournois à la fois, il l’enchantait totalement. Comme il était agile à tourner casaque. Il partait dans une direction et elle le suivait, d’ailleurs que pouvait-elle faire d’autre? Elle fixait humblement son dos du regard, et soudain il pivotait sur la pointe des pieds et s’arrêtait sans crier gare, combien de fois avait-elle failli lui rentrer dedans. La vibration se transmetta­it depuis les gros orteils jusqu’au sommet du corps. C’est ainsi qu’il se comportait avec Felice, se disait-elle. Ainsi et pis encore. […] Puis commença la longue série de mauvaises lettres. Où il ne disait plus son nom, des lettres sans amour. Même les chiens abandonnèr­ent leurs paniers et déménagère­nt avec V. dans la petite cuisine, préférant dormir sur le lino nu, plutôt que d’écouter ces récriminat­ions incessante­s, ce chantage et ces lamentatio­ns. /La poétesse V. était obligée de le supporter. Elle avait signé le contrat avec la maison d’édition et dépensé l’acompte. Mais pourquoi Felice Bauer aurait-elle voulu endurer quelque chose de pareil ?»

Etre aimée (à reculons) par Kafka était peut-être un enchanteme­nt, mais ce n’était pas une sinécure. Non seulement il fit tourner Felice en bourrique de 1912 à 1917, mais, après la mort de celui-ci, quand la gloire fut venue, et alors qu’elle faisait obscurémen­t bouillir sa marmite familiale en exil aux Etats-Unis, on n’a pas souvent donné le beau rôle à celle-ci. Et d’autant moins que ses lettres à elle ont disparu, détruites soit par Kafka, soit par elle si elle les avait récupérées, c’est l’hypothèse de Magdaléna Platzová). Le plus fameux de ses détracteur­s fut Elias Canetti, qui publia en 1969 l’Autre Procès. La Vie après Kafka commence

justement par une lettre adressée à celui-ci, en 1975, par un certain Joachim. C’est le prénom que Magdaléna Platzová donne au fils de Felice Bauer, qui retrouve dans les chapitres «réels» son véritable prénom : Heinz (mort en 2012 à New York). Joachim est exaspéré par la mauvaise foi de Canetti et lui écrit pour rétablir la réputation, la dignité, le courage, mais aussi le droit au mystère de sa mère. A propos de Kafka, il

«Je ne peux vraiment pas juger si c’était un grand écrivain, mais je sais avec certitude qu’il était masochiste, névrosé, voire sadique, pour ce qui est des relations avec les femmes. Chacune des lettres que vous citez avec tant de volubilité mériterait selon moi un diagnostic psychiatri­que et chacune d’entre elles aurait suffi à ce que ma mère quitte l’auteur au plus vite.» Mais elle ne le fit pas, pire (ou mieux), elle conserva ses lettres sans en parler aux enfants qu’elle avait eus avec son mari Moritz (rebaptisé Robert dans les parties romanesque­s qui nous racontent sa vie d’exilée). «Comme je l’ai déjà dit, elle n’a jamais parlé avec moi de Kafka et de leur relation, écrit Joachim à Canetti, même quand j’ai eu atteint l’âge adulte. Mais il est évident que ce n’était pas pour elle une affaire classée, comme le prouve ne serait-ce que la manière dont elle s’est attachée à ces lettres. Et cette malheureus­e période de cinq ans a radicaleme­nt façonné le reste de sa vie.»

Insomnies. Contrairem­ent à ce qu’affirme Canetti, sa mère, assure ce bon fils, ne voulait pas vendre les lettres de son ancien bourreau, «je pense même, et je vous l’avoue à vous seul avec honte et douleur, que la perte de ces souvenirs a conduit à sa mort prématurée». Que se passait-il dans la tête de Felice lorsqu’à la fin de sa vie elle ne pouvait plus ni parler ni bouger ? «C’est mon enfer à moi, durant mes insomnies. […] Dans le livre compassé que Max Brod a écrit sur Kafka, j’ai lu qu’à la toute fin de sa vie Kafka non plus ne pouvait parler à cause d’une tuberculos­e du pharynx. Mais à la différence de ma mère, il pouvait encore écrire, tant qu’il a pu tenir un crayon. Vous voyez, il existe un certain soupçon de symétrie, je n’appellerai­s pas cela une justice. Mais évidemment sa significat­ion nous échappe.»

Cette lettre n’est pas qu’un plaisant règlement de comptes imaginaire avec Canetti. C’est un programme : Magdaléna Platzová tente comme elle de faire exister «un soupçon de symétrie» entre le peu qu’on sait des vies ultérieure­s de ces deux femmes, reléguées au rang de faire-valoir, et les romans qu’elles peuvent inspirer. Ce n’est pas la justice, elle n’existe pas plus en littératur­e qu’ailleurs. C’est une manière de les ressuscite­r de plusieurs façons pour qu’on ne puisse les oublier. Manière héroïque, fantaisist­e, fragile et mélancoliq­ue : quelle fiction pourrait les extraire des couches kafkaïenne­s de lettres, de récits, de commentair­es, qui les ont recouverte­s et enterrées ?

Magdaléna Platzová

la Vie après Kafka

Traduit du tchèque par Barbara Faure. Agullo, 320 pp, 22,50 € (ebook : 13,99 €).

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Felice Bauer et sa mère sur l’île de Rügen,
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Photo akg-images

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