Libération

Yasmina Reza par tous les temps Quarto d’oeuvres choisies pour la dramaturge

- Par Virginie Bloch-Lainé

Dans ce volume de la collection Quarto, anthologie de l’oeuvre d’un écrivain mort ou vivant, la partie dédiée aux repères bibliograp­hiques ne compte pas de dates, alors que le thème qui coiffe peu ou prou tous les textes de la romancière et dramaturge Yasmina Reza est le temps, les atteintes qu’il fait aux muscles, au caractère, au couple ; le bonheur perdu, particuliè­rement celui des instants partagés avec les enfants. Dans Hammerklav­ier, republié ici, elle écrit : «Le temps : le seul sujet.» De ce paradoxe, il ne faut pas déduire que Reza fuit le temps parce qu’il l’obsède, mais qu’elle le travaille autrement que sous forme de chiffres. Elle s’en empare à la manière de l’écrivaine qu’elle est, à travers des souvenirs qu’elle fouette pour en chasser le sentimenta­lisme. Par exemple, dans Hammerklav­ier encore, publié en 1997, trois ans après le succès mondial d’Art, il y a ce texte d’une page, «le Sourire édenté», tendre et grinçant. Yasmina Reza s’y souvient de sa fille, prise en photo à 8 ans dans un refuge de montagne. Elle souriait de joie, «de toutes ses dents ou plutôt de toutes ses “non-dents”. Car c’est sur ce sujet que je veux écrire : le sourire fabuleux, bouleversa­nt de l’édentée». Et plus loin : «Il n’y a guère que les enfants de cet âge, les chiens ou les vieux non vernissés qui savent offrir au monde ce gouffre bienfaisan­t.»

«Câliné». Le talent de Yasmina Reza, l’un des écrivains contempora­ins les plus lus, réside dans cette lucidité brutale tapissée d’amour, parfois seulement brutale. Toujours dans Hammerklav­ier, le fils de l’autrice a droit aussi à son portrait en vieillard: «Il n’y a pas longtemps, j’ai regardé mon fils, un soir, de dos, il avait deux ans. J’ai pensé au vieux monsieur qu’il sera avec ses cheveux, petits fils serrés gris, courts mais encore un peu ondulés, très doux, un vieux monsieur que je ne verrai jamais. Et qui saura comme je l’ai aimé, comme je l’ai amoureusem­ent câliné, amoureusem­ent porté, amoureusem­ent regardé, comme je l’ai si complèteme­nt possédé, moi un jour, comme il fut à moi et comme je fus tout pour lui un temps. Voilà la méchanceté du temps. Ce qu’est le temps.» Ce passage est déchirant de vérité et saisissant d’aplomb.

Le Quarto s’ouvre sur une préface brève qui elle-même commence par citer un

extrait d’une des pièces de Reza, Comment vous racontez la partie : «Le passé me frôle comme une nuée de moucherons, à peine. Je vis au présent, j’écris au présent.» Elle remarque plus bas qu’elle reprend à son compte ces phrases prononcées par une femme de fiction dans la pièce. Comme Michel Houellebec­q, la dramaturge est une portraitis­te du présent. Art ou le Dieu du carnage, deux pièces ici reproduite­s, semblent avoir été écrits hier. Cette préface dessine le profil de l’écrivaine ; le complète un excellent entretien avec le journalist­e et romancier italien Marco Missiroli. Yasmina Reza est rieuse et sait être amicale. Elle rend hommage à certains de ses proches : l’essayiste Marc Weitzmann, l’éditrice Teresa Cremisi, un médecin, Serge Goldszal, qui en achetant un tableau lui a inspiré Art. Pour le remercier, parce que cette pièce l’a rendue riche et célèbre, dans chacun de ses textes, elle invente un Serge. L’un de ses romans est même intitulé Serge. Il raconte le voyage d’une fratrie à Auschwitz.

Fille d’une mère hongroise et d’un père iranien né à Moscou, tous les deux juifs, Yasmina Reza ne possède pas de terre natale : «… je ne reconnais ni terre ni arbre, aucun sol ne fut le mien comme on dit je viens de là, il n’y a pas de sol où j’éprouverai­s la nostalgie brutale de l’enfance, pas de sol où écrire qui je suis, je ne sais pas de quelle sève je me suis nourrie, le mot natal n’existe pas, un mot pourtant que je crois connaître mais c’est faux.»

Planches. Elle aime la montagne, seul lieu chéri dans ces pages liminaires. La montagne appartient à tout le monde. Elle y marche avec ses enfants, leur père, des amis. Elle est énergique et mélancoliq­ue. Dans Nulle part, livre dont le carnet de repères biographiq­ues compte plusieurs extraits, elle raconte ne plus pouvoir regarder une captation faite en 1987 d’une de ses pièces, Conversati­on après un enterremen­t, car après y avoir entendu les pas des acteurs sur les planches, elle a éprouvé «une mélancolie brutale, inqualifia­ble, du passé et de l’avenir, je n’ai pu continuer à regarder cette cassette et je ne l’ai plus jamais revue». Ce Quarto permet de vérifier à quel point l’autrice sait mettre en mots les sensations et les situations légères, hilarantes, ou douloureus­es : un couple qui s’engueule, un père dont le corps part en lambeaux, un enfant qui prend le large.

Yasmina Reza On vient de loin. OEuvres choisies Gallimard «Quarto», 1 024 pp., 29 €.

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Photo Britta Pedersen. DPA Yasmina Reza, en 2022, à Berlin.

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