Poke A Hawaï, il est vrai mon poisson
Loin d’être une tendance «healthy» ou un énième plat instagrammable, le mets tel qu’on le cuisine dans l’archipel n’a pas grand-chose en commun avec les bols vendus en France. Il symbolise le lien spirituel à la mer autant que la mixité culturelle du Pa
Au coeur d’un quartier résidentiel populaire d’Honolulu, à Hawaï, le bâtiment rose bonbon surmonté d’un immense crabe en plastique rouge criard tranche avec l’intérieur de la boutique. La poissonnerie est sobre, épurée, quelques planches font office d’étagères pour des condiments asiatiques. C’est au fond du magasin que se mesure le succès de Tamashiro Market. A l’heure du déjeuner, une petite file de clients s’est formée sous la lumière crue d’un néon qui éclaire un étal encore à moitié vide. Un comptoir entier est réservé au plat star du magasin : le poke. En ce lendemain de jour férié, les équipes viennent de regarnir les stocks de marchandise fraîche.
Dans l’arrière-boutique, des poissonniers munis de larges couteaux préparent, écaillent, découpent et mélangent la pêche du jour en cadence, le geste sûr et précis. Planté devant les récipients en inox où s’empilent en tas informe les dés de chair translucide de poisson cru, le propriétaire des lieux, Guy Tamashiro, s’excuse : «D’habitude, tout l’étal déborde, mais on revient juste du marché.» Les plats se vident à mesure que les clients défilent, des ouvriers philippins, retraités hawaïens et mères au foyer qui commandent le poke au poids, empaqueté dans de larges barquettes en plastique. Chez Tamashiro Market, une institution gérée de père en fils depuis les années 70, on achète son plat local sans chichi.
Guy Tamashiro propose une douzaine de recettes différentes, dont deux primées au prestigieux festival de poke de l’île de Kauai, un concours où l’on se presse pour déguster et juger les versions les plus innovantes. Un mets qui n’a pas beaucoup de points communs avec les poke bowls vendus en France. Le poke hawaïen consiste en un mélange de cubes de poisson cru (ou de fruits de mer) marinés ou agrémentés de quelques condiments. Et rien d’autre : «Ça prend du temps d’obtenir la bonne texture ou le bon goût. Les ingrédients qu’on ajoute doivent sublimer le poisson, qui est au centre du plat», tranche Tamashiro, concédant tout juste à ceux qui le souhaitent d’acheter en supplément quelques cuillères d’un riz aérien et «tiède, pour ne pas cuire le poisson».
Monstres marins
La recette la plus populaire de Tamashiro Market est un grand classique du genre : le véritable, l’unique et l’original poke. Le plus ancien connu sur cet archipel volcanique perdu au milieu de l’océan Pacifique, où les populations autochtones sont restées des siècles sans contact ni commerce avec l’extérieur. La pêche a toujours été pour elles un moyen de subsistance, la mer une entité spirituelle et ses produits, le coeur de l’alimentation. On mange aujourd’hui encore à Hawaï trois fois plus de poisson qu’ailleurs sur le territoire américain : séché, saumuré, frit, grillé, malaxé à la main en lomi-lomi (qui signifie
«massage») ou encore en poke, un mot hawaïen que l’on pourrait traduire par «coupé en dés».
On peut théoriquement transformer en poke n’importe quel aliment, mais avec le temps le terme s’est imposé pour désigner le poisson cru en dés. Les Hawaïens natifs l’assaisonnaient avec ce que la mer avait à offrir. Soit : du sel pour la conservation, une algue séchée appelée limu pour la texture et des éclats de noix kukui, le fruit du noyer des Moluques, pour relever le goût. Cette plante a voyagé avec les Polynésiens au fur et à mesure de leur exploration du Pacifique en pirogue. Aujourd’hui, Guy Tamashiro respecte la recette d’origine en y ajoutant sa petite touche : quelques flocons de piment séché.
Sous cette forme, le plat se consommait surtout au sein de familles de pêcheurs, avant d’évoluer au fil des migrations sur l’archipel. A partir de la fin du XIXe siècle, des Japonais, Chinois et Philippins ont rejoint le contingent des travailleurs des champs de canne à sucre puis d’ananas et ont importé avec eux leurs préférences culinaires. Les Japonais ont démocratisé deux ingrédients: la sauce soja et le thon albacore, un poisson de haute mer. Les Hawaïens cuisinaient jusqu’alors des poissons de récif, moins dangereux à pêcher. Aujourd’hui, le poke shoyu s’est imposé comme un autre incontournable, à base de thon, sauce soja, huile de sésame et oignons verts. Le poisson cru a toujours été largement consommé autour de l’océan Pacifique, du i’a ota à Tahiti au sashimi au Japon en passant par le ceviche sur les côtes péruviennes. A Hawaï, où près de 50 % de la population est asiatique, autochtone hawaïenne ou d’autres îles du Pacifique, les différentes versions du plat symbolisent la mixité de toutes ces cultures. «Selon ses origines, chaque client aura ses préférences, observe Guy Tamashiro. Il y a un seul point sur lequel tout le monde est d’accord: le poisson doit être fraîchement pêché.»
Pour s’en assurer, le propriétaire se rend plusieurs fois par semaine sur le port d’Honolulu. Tous les jours s’y tient la seule vente aux enchères de certains poissons aux EtatsUnis. Une grande partieest réservée au marché local, le reste est exporté vers le continent ou le Japon. En plein coeur de la nuit, les chariots déchargent et alignent sur de la glace d’immenses poissons – principalement des thons albacores. Le responsable des enchères entaille la chair de ces monstres marins juste en dessous de leur queue, pour que la dizaine d’acheteurs qui
le suit jauge leur texture, leur couleur et leur odeur.
Dans un rituel bien orchestré, le petit groupe glisse en silence d’un poisson à un autre, chacun enchérissant discrètement dans une sorte de litanie à voix basse indéchiffrable pour un béotien. Ce jour-là, ils sont suivis d’une dizaine d’étudiants de l’institut culinaire de l’université d’Hawaï. Une étape obligatoire dans leur cursus: «Ici, on vit entourés par l’océan, on mange du poisson plusieurs fois par semaine, on veut s’assurer que les élèves maîtrisent ce qui concerne cet aliment. Le poke est une part importante de notre cuisine, c’est notre nourriture préférée à Hawaï», précise le chef Alan Tsuchiyama, le professeur qui les accompagne,
avant de poursuivre ses instructions aux élèves. «Ce poisson-là, avec sa couleur, il faut le garder pour un bon steak de thon ou des sushis. Pour un poke, on peut prendre un poisson moins premium. C’est un plat populaire qui doit rester accessible.»
La pression sur le thon
Les enchères se terminent au moment où le soleil se lève au-dessus de la skyline d’Honolulu. Les étudiants sont rassemblés à l’extérieur, à côté des chalutiers sur lesquels des pêcheurs somnolent et d’autres grillent une clope. John Kaneko, l’un des responsables du Conseil des produits de la mer d’Hawaï –un organisme qui promeut la pêche durable– a rejoint le groupe pour un dernier chapitre : l’environnement. «Aujourd’hui, les pêcheurs doivent être aussi écologistes et biologistes. Dans les années 80, on pensait que les ressources étaient illimitées. On se rend compte que non. Maintenant, on a mis des quotas pour la pêche au thon», martèle-t-il.
Deux grosses tendances culinaires du continent américain ont mis la pression sur le thon. D’abord, la passion des bars à sushis. Puis, il y a une dizaine d’années, celle du poke bowl. Ces deux modes ont augmenté la demande de produits de la mer autant que le dépit d’Alan Tsuchiyama, partagé par de nombreux chefs locaux : «Le poke qui est exporté, il n’a rien à voir avec le nôtre. C’est juste un bol avec plein d’ingrédients, une salade en quelque sorte. D’ailleurs, ici, on ne le sert même pas dans des bols.»
En général, le plat hawaïen est servi dans un contenant rond en plastique ou une boîte en carton, rien de très instagrammable. Il se consomme souvent en pupu, comme une sorte d’apéritif avec d’autres garnitures à picorer à côté : salade de pommes de terre, kimchi, poï (du taro bouilli). Les pupus se partagent avec quelques proches sur la plage autour d’une bière. Parfois, le poke fait office de repas complet, on le rapporte chez soi pour le manger avec un peu de riz. Keoni Chang est le chef en charge des recettes proposées par Foodland, une chaîne de supermarchés locale à Hawaï. Il se souvient de l’albule pêché par son grand-père dans son enfance et du poke que celui-ci préparait. La peau pas complètement écaillée, la chair nettoyée à coups de bière et un peu de gros sel.
Les choses ont bien changé et il admet volontiers que Foodland y a participé. On peut s’y procurer le mets au poids, en même temps qu’on y achète ses légumes ou sa lessive. «On a commencé à en vendre dans les années 70 ou 80», estimet-il. Et comme les supermarchés promettent l’opulence, Foodland a vite imaginé de nombreuses variétés pour se démarquer. La chaîne propose aujourd’hui «jusqu’à 30 recettes différentes» à base d’une telle diversité de poissons que certains sont importés.
«Transition de la culture»
Chang revendique une autre révolution: «Les clients achetaient du poke, puis ils allaient au rayon traiteur prendre du riz et d’autres pupus. A un moment, on a pensé à servir le riz juste à côté.» Le poke bowl était né, inspiré en partie des chirashis japonais. «Je pense que c’est nous qui l’avons créé», se risque Chang. Dans les années 90, le plat s’est répandu à Hawaï : du poisson cru et un peu de riz, vendu dans une barquette. Puis il a quitté les rives de l’archipel dans les années 2010 et des restaurants américains se le sont appropriés. Chang a pris le parti de l’accepter et de s’inspirer aujourd’hui de ce qui se fait de l’autre côté du Pacifique. A l’instar de plusieurs restaurants touristiques de l’archipel qui mettent à la carte d’infinies déclinaisons éloignées de l’original, Foodland a récemment ouvert des «bars à poke» dans certains de ses supermarchés, une sorte de mix entre une version haut de gamme de la recette en libre-service et du bar à salade, où le client mélange ce qu’il veut. Le tout dans un bol. Une évolution qui fait grincer des dents de nombreux chefs locaux. Chang se défend et jure que tout en suivant les innovations et «la transition de la culture du poke», il reste «ancré dans les traditions». Et s’est même fixé une limite, il y a un ingrédient qu’il ne proposera pas, l’ultime tabou : des fruits, et plus particulièrement… l’ananas.