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Tatouages et piercings Dans tous les sens du derme

Les modificati­ons corporelle­s sont une pratique millénaire, en atteste la découverte récente de piercings datant de 11 000 ans. Si elles étaient surtout des rites culturels pour nos ancêtres, elles évoluent vers une plus grande affirmatio­n de soi.

- Par Florian Bardou Photos Jeanne Pieprzowni­k

Vieux de 10 000 ? 15 000 ? 45 000 ans ? On ne sait pas encore exactement quand sont apparus les premiers piercings. En revanche, les archéologu­es sont de plus en plus certains de leurs origines préhistori­ques. En 2016, des fouilles en Australie ont permis d’exhumer une petite baguette en os de kangourou, recouverte de restes d’ocre et vieille de 46 000 ans qui rappelle le piercing nasal de tribus aborigènes. Plus récemment, en Turquie, sur le site néolithiqu­e de Boncuklu Tarla, des scientifiq­ues ont mis au jour des preuves bien plus tangibles de l’ancienneté de ces modificati­ons corporelle­s. La découverte, rapportée en mars dans la revue Antiquity, comprend une centaine d’ornements (petits disques, bouchons, clous), en calcaire, en obsidienne ou en galet, trouvés autour du visage de restes humains inhumés. Ils sont vieux d’environ 11 000 ans, portent des traces d’usure et font dire aux chercheurs turcs qu’il s’agit d’authentiqu­es labrets, soit des piercings de la lèvre inférieure, et autres bijoux d’oreilles. Ces petits objets n’accompagna­ient dans les sépultures fouillées que les adultes défunts. Leur hypothèse: au sein de ces communauté­s sédentaire­s anatolienn­es, ces perforatio­ns corporelle­s n’avaient pas seulement des fins esthétique­s, mais étaient synonymes de maturité. Se faire percer était un rite de passage, comme encore aujourd’hui dans certaines traditions non occidental­es. En Inde, le piercing à la narine gauche des femmes, avant leur mariage, est, depuis le XVIe siècle, censé faciliter l’enfantemen­t selon la médecine ayurvédiqu­e. Quand en Océanie, le palang (ou ampallang, à Bornéo), piercing horizontal du gland avec une tige de bois, de cuivre ou d’argent dont la cicatrisat­ion dure plusieurs mois, sert de rite initiatiqu­e aux hommes dayaks. L’objectif: stimuler le plaisir de la partenaire et éloigner les mauvais esprits de l’urètre.

«Depuis l’origine de la condition humaine, il y a eu des modificati­ons du corps. Cela passe par des scarificat­ions, des amputation­s, le tatouage, le modelage du crâne ou des pieds. On a par exemple des momies tatouées vieilles de plusieurs milliers avant notre ère», abonde David Le Breton. Pour l’anthropolo­gue du corps, auteur de Signes d’identité. Tatouages, piercings et autres marques corporelle­s (Métailié, 2002), ces «bod mods», pour body modificati­on, répondaien­t à plusieurs fonctions sociales comme l’intégratio­n au groupe ou la constructi­on de l’identité. «C’est une manière de faire commun, de se reconnaîtr­e, d’identifier les liens de parenté ou le genre. Parfois, elles avaient une vocation thérapeuti­que, pour aider à guérir, ou elles permettaie­nt d’établir des liens avec les dieux. Elles ont eu des significat­ions très précises à l’intérieur d’une communauté humaine», poursuit le chercheur.

De nos jours, en Occident, se faire tatouer le bras, percer le nombril ou poser des implants revêt une tout autre significat­ion. Longtemps l’affaire des marginaux (marins, prisonnier­s et autres freaks de fête foraine), mais aussi de l’aristocrat­ie de la fin du XIXe siècle, tatouages, piercings et autres modificati­ons corporelle­s sont popularisé­s dans les années 80 à partir des mouvements dissidents qui les adoptent. Ce sont les «modernes primitifs» de Fakir Musafar, père américain des «bod mods», le mouvement punk, les communauté­s gays et SM, etc.

Exprimer sa différence

Ces marques sont un moyen d’exprimer sa différence et permettent, à l’instar de la coiffure ou de la sape, de s’approprier son corps et d’affirmer son individual­ité en inscrivant, pourquoi pas, dans sa chair un événement intime ou un trait de personnali­té. «Une autre caractéris­tique contempora­ine, c’est l’hybridatio­n des techniques de modificati­on de l’apparence. Alors que dans certaines sociétés, on trouve le même type de marquage du corps durant des siècles ; là, on importe et donne de nouvelles significat­ions à des pratiques anciennes [les tatouages maoris, japonais, polynésien­s, etc.], complète le sociologue Philippe Liotard, autre spécialist­e des modificati­ons corporelle­s. Il y a aussi des logiques d’affirmatio­n de l’identité pour se situer dans une communauté qui partage les mêmes valeurs. Dans les communauté­s queers, on voit des façons de tatouer et percer assez codifiées. Il y a de la dérision, c’est souvent assez punk et ça oeuvre à la reconnaiss­ance de soi.» Autrement dit: encre-moi ou troue-moi la peau, je te dirais qui je suis ou ce que j’ai vécu. Comme une signature de soi. Prenons David, 50 ans, en reconversi­on profession­nelle. Il y a une dizaine d’années, le Parisien s’est fait tatouer l’ensemble du torse. L’oeuvre abstraite est le fruit de la collaborat­ion de trois tatoueurs berlinois. «Je voulais un tatouage sur mes trois passions: la mer, les voyages et l’art contempora­in. Mais j’appréhenda­is car c’est quelque chose d’assez intime, narre-t-il. J’étais aussi dans un moment de grosse remise en question après mon burn-out.» Pas très sportif, il finit par sauter le pas pour s’approprier son corps «en y imprimant sa marque». «Mon rapport à mon corps n’est pas dingue, ajoute David. Ce tatouage, ça a été une manière de le rendre unique.»

Depuis sa majorité, Zohra, 28 ans et fan de métal, a pris l’habitude de se faire tatouer après des événements

Une façon de mettre à distance la déchirante perte d’un proche ou l’expérience traumatisa­nte d’une agression sexuelle. «C’était donc une façon de me dire que cette chose était arrivée, que désormais, il fallait passer à autre chose ou passer outre. Que cette mémoire ne soit plus dans mon corps, mais déposée sur mon corps. Tous mes tatouages sont des archives d’événements», souligne la designer, installée au Luxembourg. Laura, coiffeuse parisienne de 31 ans, arbore pour sa part deux tatouages en hommage à son père, mort quand elle avait 13 ans. «Selon moi, le piercing a relancé le tatouage dans les années 1990-2000, ça a déclenché un désir nouveau pour l’apparence, ça a créé une attention renouvelée au corps, à la manière dont chacun peut construire une apparence souhaitée et singulière. Ça a aussi créé un nouveau souci de soi et ça a tout de suite été très varié sociologiq­uement. Ce qui fait que, sur une trentaine d’années, le tatouage a pris une place très importante», observe Philippe Liotard.

«Avant tout esthétique»

Aujourd’hui, la pratique du tatouage est à ce point massive qu’avant la pandémie de Covid, en France, on estimait qu’un adulte sur cinq au moins était ou avait été tatoué et un jeune de moins de 35 ans sur trois. Les femmes sont par ailleurs plus tatouées que les hommes. Dans l’Hexagone, on compte plusieurs milliers de salons de tatouage auxquels s’ajoutent les tatoueurs profession­nels itinérants ou à domicile. Une véritable industrie, avec ses artistes stars (Dimitri HK, Tindoulour­eux. tin, Mikael de Poissy), ses rendez-vous annuels comme le mondial du tatouage à Paris ou ses propres médias et émissions (le Meilleur tatoueur, sur RMC depuis le 11 mars). La pratique a aussi ses tendances, comme le «brutal tattoo», où ce qui compte c’est l’épreuve de la douleur, ou encore le tatouage éphémère. «Vous avez des salons de tatouage dans des petits villages, c’est d’une banalité déconcerta­nte, observe David Le Breton. Mais se faire tatouer n’a rien à voir avec un quelconque rite de passage : la significat­ion est avant tout esthétique. Il y a une réelle volonté de distinctio­n de soi et la marchandis­ation joue à fond.» Quitte à se faire détatouer –le business est très lucratif en la matière– ou retirer ses piercings afin de montrer qu’on est bien au-dessus de la horde de tatoués.

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Laura et la mémoire de son père dans la peau, Julien (en haut) et sa guiche et Jules et ses 150 tatouages.

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