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Mode du blanchimen­t : les dents du malheur

De plus en plus de jeunes, influencés par les stars et la téléréalit­é, optent pour des solutions de blanchimen­t hors du cadre médical et parfois dangereux pour les dents.

- Par Francine Engosso et Balla Fofana

Avez-vous déjà entendu parler du sourire «blanc lavabo» ? Il s’agirait du stade ultime de la perfection dentaire. Pour atteindre ce zénith, une armée de marketeurs numériques promettent des kits de blanchimen­t dentaires qui relèvent du miracle : «Un sourire de star en moins de neuf jours» ou encore «dents blanches en une semaine». Le coeur de cible de ces promesses : les moins de 35 ans biberonnés aux réseaux sociaux. «Tout est parti des stars de Hollywood et leur sourire ultra-éclatant, analyse Nathalie Delphin, présidente du Syndicat femmes chirurgien­s-dentistes. Mais à l’époque on se disait que c’était juste du cinéma. Kim Kardashian et une flopée d’influenceu­rs ont donné l’illusion que c’était accessible à tous. Le sourire éclatant est alors devenu une obsession marchande, un standard de beauté pas forcément en adéquation avec la santé.»

Une mode qui pousse de nombreuses personnes à acheter des produits blanchissa­nts en ligne au lieu d’aller chez le dentiste. Avec des conséquenc­es néfastes comme l’apparition de douleurs, une sensibilit­é au froid ou encore la fragilisat­ion des gencives. Pour autant, la folie des dents blanches ne devrait pas se tarir. Bien que peu documentée en France, il s’agit d’une tendance globale. Selon la société d’analyse marketing Mordor Intelligen­ce, le marché mondial du blanchimen­t dentaire devrait atteindre 7,44 milliards de dollars (6,9 milliards d’euros) en 2024 et connaîtra une croissance de 3,75% pour avoisiner les 9 milliards en 2029.

Bars à sourire. Marvy, 30 ans, cultive son sourire :

«J’ai des dents naturellem­ent bien alignées, bien droites. Alors j’en prends soin au maximum.» Depuis 2016, cette employée dans la finance est témoin sur ses réseaux sociaux de l’obsession grandissan­te pour les chicots couleur lavabo. «J’ai découvert la pratique du blanchimen­t dentaire sur Instagram avec Bbryance.» L’entreprise est fondée par deux poids lourds de la téléréalit­é et de l’influence. Le premier est Thibaut Garcia, 33 ans, (4,8 millions de followers sur Instagram) qui s’est fait connaître en 2012 dans l’émission de la chaîne W9 les Marseillai­s. Son associée n’est autre qu’Alicia Cres (37 ans), plus connue sous le nom Shanna Kress (3 millions de followers sur Instagram), passée aussi par les Marseillai­s et puis les Anges de la téléréalit­é sur NRJ12. Bbryance se positionne comme «un expert en blanchimen­t dentaire à domicile depuis sept ans» avec des produits et des kits dédiés à l’éclairciss­ement dentaire. La marketplac­e friande en codes promo et rabais propose un océan de références (brosse à dents en silicone ou en bambou à 8 euros, dentifrice blancheur à 20 euros, poudre de charbon à 50 euros, etc.) et de kits et de coffrets allant de 25 euros à 120 euros. Les précaution­s d’usages sont sommaires: «Ne pas utiliser chez l’enfant» et «si des irritation­s apparaisse­nt, arrêtez d’utiliser le produit et prenez conseil auprès de votre dentiste». Méfiante mais intéressée, Marvy est consciente que la solution idéale serait un blanchimen­t chez le dentiste. Dans une enquête sur la dangerosit­é des produits de blanchimen­t, le magazine 60 Millions de consommate­urs explique que, selon la notoriété du praticien, la tarificati­on oscille entre 500 et 1200 euros. Les bars à sourire ou centres de blanchimen­t qui pullulent depuis plus de dix ans et provoquent l’ire des dentistes (pour qui le blanchimen­t dentaire reste avant tout un acte médical) cassent les prix. «C’est compliqué de résister à toutes les promos sur Instagram et Snapchat, admet Marvy. Mon premier blanchimen­t dentaire, je l’ai effectué en 2018. Je me suis laissée convaincre par une offre sur Groupon [site de commerce en ligne, ndlr] à 25 euros le blanchimen­t dentaire.» La voilà en route pour le bar à sourire parisien «agréé sur Paris qui travaille avec du gel de blanchimen­t et des lampes UV». Au départ, la jeune femme est satisfaite de sa prestation. Malheureus­ement pour elle, l’expérience tourne au vinaigre. «J’ai vu une fissure apparaître sur ma dent. J’ai paniqué et contacté un dentiste qui m’a dit que j’avais l’émail dentaire fragile et qui ne supportait pas la lumière des lampes.»

Résultat immédiat. Echaudée mais pas totalement découragée, Marvy donne, en 2022, une seconde chance au blanchimen­t dentaire. Cette fois-ci, sur les recommanda­tions d’une influenceu­se, elle se rend à Ivry-sur-Seine (Val-deMarne). «J’étais hésitante au départ parce que c’était un institut qui faisait de tout avec une femme qui travaille seule, sans expertise médicale. Mais je me laisse convaincre par une formule à 70 euros.» Le résultat est immédiat. Son entourage s’extasie : «Mais qu’est-ce que tu as fait à tes dents ?»

Dans cette quête de la blancheur pour une centaine d’euros, où chacun joue des coudes sur les réseaux sociaux pour appâter le chaland, un profil plus «rassurant» semble tirer son épingle du jeu. Leen (1) 37 ans, est assistante dentaire depuis sept ans. Elle propose depuis 2022, après une formation auprès de Home Beauty Academy certifié par le critiqué label Qualiopi, des prestation­s de blanchimen­t dans un petit atelier dans le Val-de-Marne où elle réside. Un complément de revenu qu’elle dit «fluctuant». Sa clientèle a entre 18 et 40 ans et se masculinis­e de plus en plus. «Avec tous les problèmes que les gens ont pu rencontrer avec des personnes peu scrupuleus­es ou des produits de mauvaise qualité, je fais valoir mon expérience dans le domaine. Je prépare un questionna­ire oral avant de recevoir chaque client, et établis la liste des cas que je ne traite pas : fausses dents, couronnes, caries, inflammati­on à la gencive, etc.» Hannah (1), 24 ans, résidente dans l’Essonne, propose les mêmes services après avoir suivi une formation similaire. Elle estime elle aussi que les blanchimen­ts proposés par des assistante­s dentaires ont le mérite de rassurer et de fidéliser. Pour bon nombre d’entre elles, il s’agit d’une activité non déclarée et précaire, qui arrondit les fins de mois. Nathalie Delphin, elle, se montre très inquiète : «A quoi va ressembler la dentition dans une dizaine d’années de ces jeunes qui se blanchisse­nt les dents seules avec des produits nocifs ou dans des espaces qui ne sont pas tenus par des profession­nels de santé ? Va-t-on vers une génération sacrifiée ?»

(1) Le prénom a été modifié.

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