Libération

Sa petite entreprise

Rencontre avec le discret entreprene­ur arrivé de Chine à 16 ans, qui a fait les succès des meubles Made.com et des cosmétique­s Typology.

- Par Laurence Benhamou Photo Boby

C’était au dîner de gala d’un grand fonds d’investisse­ment. L’un de ces dîners où se mêlent financiers désinvolte­s et start-uppers enthousias­tes. On ne sait jamais, parfois on déniche un sujet. Me voici donc au milieu d’une tablée de jeunes entreprene­urs dans un resto chic de Montmartre. Je regardais du coin de l’oeil le jeune Asiatique assis à ma droite. Mince, souriant, pas très bavard. Sobre col roulé noir. «Vous faites quoi ? – Je vends des cosmétique­s en ligne.» Aimable, mais bref. Avec un très léger accent. Guère impression­née, j’imagine un petit site de maquillage bio, dans l’air du temps. «Quelle marque ? – Typology.» Que les fans me pardonnent, le nom ne m’était que vaguement familier. «On est la marque de cosmétique­s la plus vendue en ligne en France.» Incrédule, je lui jette un coup d’oeil. Il semble juste factuel. Je n’ose pas le googliser ouvertemen­t. J’envoie sous la table un SMS à ma fille. «Typology, tu connais ? – Oui ! c’est ma skincare depuis deux mois !» OK, mon voisin n’est pas n’importe qui. J’essaie de le situer. «Depuis quand ? – 2019. Je n’y connaissai­s rien, alors, j’ai eu l’idée de faire des paquets carrés pour qu’ils rentrent dans les boîtes aux lettres.» Rire modeste et poli. Je tâtonne. «Et avant, vous faisiez quoi ? – J’ai créé un site de meubles en ligne. – Ah bon ! ça s’appelait comment ? – Made.com.» Mazette. «Made.com» ? Le site de déco au succès fulgurant, qui a brusquemen­t disparu il y a deux ans ? «Heu, vous avez fermé, non?» Il semble un peu gêné. «On avait levé 100 millions d’euros. Puis on l’a introduit en Bourse, il valait un milliard. Mais, pendant le Covid-19, les délais de livraison se sont allongés à dix mois. Puis la demande a chuté, les conteneurs se sont embouteill­és. On a dû arrêter. J’ai reçu des milliers de mails désolés, ça m’a fait chaud au coeur.» Il baisse les yeux. «C’était un échec, mais j’ai beaucoup appris.» Le tout dit tout à trac, en avalant son entrée. Je suis presque tentée de lui parler du lampadaire acheté par une copine sur Made.com, que je n’ai jamais retrouvé.

On ne crée pas une telle success story ex nihilo. «Et avant ? – Je suis arrivé en France à 16 ans, mes parents m’avaient envoyé en pension en Normandie. Après, j’ai rencontré Marc Simoncini [fondateur de Meetic,ndlr] et j’ai créé un site de commerce, que j’ai vendu. Puis à Londres, on a créé Made.» A l’écouter, ça semble tout simple. «Donc vous êtes financé par Daphni, le fonds qui nous reçoit ? – Heu non. – Ah bon ? – C’est moi qui suis l’un de ses financeurs.» Décidément… «Pourquoi êtes-vous revenu en France? – Ma femme est française, elle voulait rentrer. – Elle travaille ici ? – Oui, elle dirige Station F. Elle est beaucoup plus médiatique que moi.» Il s’esclaffe. Station F, la plus grande pépinière de start-up d’Europe, financée par Xavier Niel et inaugurée par Emmanuel Macron. Ne jamais sous-estimer son voisin de table.

C’est en retournant interviewe­r Ning Li, au siège de Typology, que j’ai reconstitu­é son parcours. «Je viens de Foshan, une ville de sept millions d’habitants, près de Canton. Petite, pour la Chine. Je suis fils unique, comme beaucoup dans ma génération. Mes parents étaient de la classe moyenne, ils travaillai­ent pour le gouverneme­nt local. Elle pour la sécurité sociale, lui, maire d’un village de 30000 habitants. Une école privée en Normandie, l’Ecole des Roches, voulait prospecter le marché chinois, et son directeur a fait un voyage en Chine. Ma tante connaissai­t son interprète. Mes parents ont décidé de m’y envoyer. Pour eux, c’était beaucoup d’argent.»

Sa famille n’a aucun lien avec la France, mais «tous les parents qui le peuvent envoient leur enfant à l’étranger pour avoir un meilleur avenir». Il raconte les 20 000 francs en liquide cousus dans sa ceinture, le tic-tac effrayant du compteur du taxi qui l’emmène en Normandie. Il ignorait que l’école paierait. «Je me sentais beaucoup de responsabi­lités. Je devais réussir parce que mes parents avaient dépensé pour moi les économies de leur vie.» Il arrive en première, sans parler un mot de français. Il est le seul Chinois de l’école. Au bac français, il obtient 16 à l’oral, puis décroche son bac scientifiq­ue avec mention très bien. «En arrivant de Chine, en maths j’en savais beaucoup.» A l’été, pour se loger, il s’aventure dans le quartier chinois du XIIIe arrondisse­ment. Les propriétai­res de la Pâtisserie de Choisy le prennent sous leurs ailes. Nourri et logé, il fabrique des gâteaux. Ils sont devenus sa famille adoptive en France. Il intègre HEC. «J’étais impatient de gagner de l’argent, de commencer à rembourser mes parents.» Au culot, il aborde Simoncini, qui vient de vendre Meetic, et passe trois mois avec le pape français du Net. En 2008 il lance MyFab, site de ventes «flash» de tout et n’importe quoi. Ning Li achète ses lots en Chine et déménage même l’équipe à Shanghai. Mais il se sent un peu «étranger dans les deux pays», vend ses parts au groupe Kering et part pour un tour du monde, grâce à son passeport français tout neuf. Brent Hoberman fondateur de Lastminute.com lui propose de le rejoindre à Londres. Ils lancent Made.com, qui cartonne grâce à des meubles colorés.

Ning Li s’appuie sur ses relations à Foshan, ville spécialisé­e dans les canapés, qu’il commande à des prix défiant toute concurrenc­e. En 2010, personne ne croit à la vente de meubles en ligne. Heureuseme­nt, Simoncini investit, d’autres suivent. Made.com devient un paquebot de 800 personnes et 500 millions de chiffre d’affaires. Mais les grosses boîtes ne sont pas son truc. Ning Li, qui a rencontré sa femme Roxanne Varza, alors journalist­e, lâche son poste de dirigeant et rentre en France avec elle. La société se cote en 2021 pour une valeur d’un milliard d’euros, ce qui permet à Ning Li de vendre des actions. Ça y est, il est riche. Mais la Chine se referme et tarde à livrer. Made.com achète massivemen­t des stocks, pile quand la demande post-Covid-19 s’effondre. «On avait des bateaux et des bateaux de meubles qui arrivaient…» Ingérable. Liquidatio­n.

Ning Li a déjà rebondi. En 2019, il a lancé Typology.com. Grâce à sa fille qui vient de naître. Un jour où il lui achète une crème pour la peau, il reste perplexe devant la profusion de marques. Il scrute les étiquettes, décortique les ingrédient­s et décide de créer une gamme minimalist­e. Son produit phare est une «crème à neuf ingrédient­s» dûment listés sur le tube en alu. Tout se veut transparen­t, épuré, comme le showroom et le laboratoir­e de son siège parisien. Il n’a qu’une cinquantai­ne de salariés. Plus question de grossir trop vite. «L’ambition est toujours là, mais plus patiente. Je n’avais qu’une seule angoisse, celle de ne pas pouvoir rembourser mes parents. Je ne l’ai plus.» On n’en saura guère plus. «Avec votre épouse, vous êtes un couple de pouvoir ? – Probableme­nt. – Xavier Niel vous a aidés ? – Il est un investisse­ur.» La situation politique en Chine ? «Comme je vais rentrer en Chine, je ne veux pas de problème. – Vous êtes connu en Chine ?» La question l’amuse franchemen­t. «Pas du tout ! La réussite en Chine, c’est à un seuil bien plus élevé !»

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