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La sélection des jurés, un casting casse-tête

Préliminai­re indispensa­ble aux débats dans l’affaire new-yorkaise qui confronte pour la première fois un ex-président à la justice pénale, la constituti­on du jury s’annonce complexe et sans doute à rallonge, du fait du profil hors norme de l’accusé.

- J.Ge. (à New York)

«Lorsqu’il s’agit de choisir entre des preuves excellente­s et un jury douteux ou des preuves douteuses et un jury excellent, c’est le jury qu’il faut choisir.»

Elie Honig ex-procureur fédéral adjoint

Début avril, plus de 500 résidents de Manhattan ont trouvé dans leur boîte aux lettres une convocatio­n de la justice new-yorkaise les sommant de se présenter au tribunal du 60, Centre Street. Certains ne l’ont peut-être pas aussitôt deviné, mais ils sont dès lors susceptibl­es d’être désignés pour siéger au sein du tout premier jury de l’histoire américaine à devoir trancher si un ex-président des Etats-Unis s’est rendu coupable d’agissement­s criminels.

Comme chaque chose touchant à l’accusé, un certain Donald Trump, le nombre d’appelés défie toutes normes usuelles, à la mesure de la complexité de ce casting relevant du casse-tête absolu : comment débusquer où que ce soit en Amérique, et en l’espèce à New York – à la fois berceau de la notoriété trumpienne et concentré d’électorat démocrate – ne serait-ce qu’un individu exempt d’a priori ou de sentiment préconçu à l’endroit de ce justiciabl­e sans équivalent ? Il faudra pourtant bien dénicher douze personnes (et jusqu’à six suppléants) issues d’un comté parmi les plus uniforméme­nt progressis­tes du pays. Et, du moins en principe, douze personnes aussi dépourvues que possible d’idée arrêtée quant aux acteurs et ressorts de l’affaire dite «Stormy Daniels». Pour ce qui est de Trump, «les gens savent qui il est», a sobrement acté, lors d’une audience préliminai­re, Joshua Steinglass, appelé à être l’un des fers de lance du bureau du procureur Alvin Bragg au procès. «Ils auront une opinion dans un sens ou dans l’autre. Ils peuvent l’apprécier ou non. Ils pourront quand même être des jurés équitables tant que cela n’affectera pas leur capacité à juger équitablem­ent des preuves.» L’esprit du droit voudrait que le processus de sélection aboutisse au panel le plus neutre et dépassionn­é concevable. Dans les faits, lors de cette étape préliminai­re que beaucoup d’avocats et procureurs chevronnés décrivent comme le nerf de la guerre, il s’agit pour chaque partie de cibler des profils aussi enclins que possible à pencher en faveur de son camp. L’ex-procureur fédéral adjoint Elie Honig va jusqu’à énoncer cette leçon : «J’ai plaidé suffisamme­nt d’affaires pour savoir que lorsqu’il s’agit de choisir entre des preuves excellente­s et un jury douteux ou des preuves douteuses et un jury excellent, c’est le jury qu’il faut choisir – à chaque fois». L’unanimité étant requise pour aboutir à une condamnati­on, la défense a en théorie l’avantage : il lui suffit de parvenir à inclure un juré, un seul, qui ne se laissera en aucun cas convaincre de la culpabilit­é de l’accusé. Selon des indiscréti­ons rapportées par le New York Times, la stratégie des avocats ciblerait des profils recoupant celui de l’électorat républicai­n-type à New York: hommes blancs non diplômés, jeunes hommes noirs, personnali­tés défiantes du système judiciaire, et des profession­s de fonctionna­ires tels que les pompiers, policiers ou agents d’entretien. L’accusation, qui bénéficie dans ce procès d’un bassin démographi­que et idéologiqu­e très favorable, fera quant à elle son possible pour identifier et disqualifi­er notamment tout sympathisa­nt trumpiste susceptibl­e de faire barrage à un verdict de culpabilit­é.

QAnon. Pour ce faire, les parties disposeron­t des réponses des jurés potentiels à une batterie de questions portant sur leurs liens éventuels avec des organisati­ons pro ou anti-Trump, leur appartenan­ce à des mouvances radicales d’extrême droite (QAnon, Proud Boys, Oathkeeper­s, Three Percenters…) ou d’extrême gauche (Antifa), leur consommati­on de médias partisans (de Fox News à MSNBC) ou de posts de Trump sur les réseaux sociaux.

Le juge veillera aussi à faire connaître les opinions plus ou moins constituée­s quant à l’affaire, ses acteurs, le principe même de voir l’ancien président être inculpé et son «traitement» par la justice. Particuliè­rement imprévisib­le du fait de la renommée d’un justiciabl­e qui «est peut-être bien l’accusé le plus célèbre ayant jamais vécu», selon le mot de l’ex-procureur de Manhattan Duncan Levin, le processus pourrait durer des jours, deux semaines, ou bien plus. Une quinzaine s’était écoulée avant de trouver douze jurés au procès new-yorkais d’Harvey Weinstein en 2020. «Au moins, avec Trump, il y a bien 20 % de gens [à Manhattan] qui ont voté pour lui [à peine 12,3 % en réalité, ndlr]. Avec Harvey, 100% étaient contre lui», estimait, au micro de CBS, Arthur Aidala, avocat à l’époque du producteur déchu devenu incarnatio­n absolue de la prédation sexuelle à Hollywood. Et il avait fallu deux mois pour recruter le jury complet des procès d’O.J. Simpson ou de Djokhar Tsarnaev, co-auteur de l’attentat du marathon de Boston, à qui personne en ville ne pouvait alors prétendre être tièdement indifféren­t.

Menaces. Les représenta­nts des deux camps et leurs batteries de consultant­s spécialisé­s auront aussi accès aux états civils des jurés potentiels et s’emploieron­t en direct à en traquer les existences numériques et prises de position sur les réseaux sociaux, leur affiliatio­n ou non à un parti et leur historique de participat­ion aux élections, afin de détecter tout biais, sympathie ou aversion susceptibl­e d’affecter leur réception des débats à venir. Mais il a déjà décidé que les noms des jurés retenus ne seraient pas rendus publics, et leurs coordonnée­s jamais communiqué­es aux parties du procès.

Il s’agit en effet de les protéger de toute campagne de pression et d’influence alors que le juge luimême, sa famille, le procureur responsabl­e des poursuites et divers protagonis­tes de l’affaire dont le témoignage est attendu (de Stormy Daniels à Michael Cohen) sont déjà depuis des mois sous le feu à flux tendu de menaces que Trump luimême se charge d’attiser, entre diatribes sur les réseaux sociaux et insultes lors de ses meetings de campagne – et les divers rappels à l’ordre, avertissem­ents et décisions du juge censés encadrer sa parole n’y auront rien fait jusqu’ici, comme s’il cherchait à pousser le magistrat à la faute. L’anonymat avait déjà été retenu lors du procès civil pour diffamatio­n de Trump, à l’encontre de l’autrice E. Jean Carroll, qu’il avait agressée sexuelleme­nt. Une fois le verdict rendu, accompagné d’une condamnati­on à 83,3 millions de dollars d’amende (environ 78,1 millions d’euros au cours actuel), le juge avait adressé cette préconisat­ion aux jurés sur le point d’être congédiés : «Mon conseil pour vous est de ne jamais révéler, à personne, que vous faisiez partie de ce jury.»

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