Libération

Sophie Binet, un an après A la CGT, l’union consacrée ?

- Par Frantz Durupt Envoyé spécial dans le Finistère

Elue au terme de violents débats le 31 mars 2023, la secrétaire générale de la confédérat­ion syndicale défend une organisati­on apaisée et semble avoir convaincu les militants. «Libération» l’a suivie dans le Finistère lors d’un de ses nombreux déplacemen­ts.

Ils sont 100 selon la CGT, un peu moins selon le décompte – au doigt mouillé, la pluie aidant – de Libération. En ce vendredi de début avril, ils sont surtout ravis et fiers, ces militants cégétistes du Finistère, d’accueillir Sophie Binet à Quimper. La secrétaire générale du deuxième syndicat de France est à peine descendue du train qu’un comité d’accueil en chasubles rouges se précipite vers elle pour une poignée de selfies. La première d’une longue série qui s’étendra jusqu’à la nuit tombée. Sur le parvis de la gare, des cheminots ont installé une tente, proposent madeleines et café («tiède») et allument des fumigènes, tandis que des militantes de l’union départemen­tale dansent un madison sur l’air des Filles de la CGT, chanson composée dans le courant des années 2000 par Perez Trop Ska. Ludovic Morin, le secrétaire général de l’union départemen­tale du Finistère, qui accueille la star et va la véhiculer toute la journée, observe la scène avec régal et nous demande: «Elle est cool, non ?»

On s’est greffé à ce déplacemen­t, un parmi les dizaines effectuées par Sophie Binet, pour vérifier un sentiment: en ayant choisi, il y a un an, cette cadre de 42 ans pour porter sa voix, la CGT est parvenue à dépasser les fractures apparues lors d’un 53e congrès parsemé de débats violents. Sophie Binet ? Elle est «cool» donc, mais aussi «aiguisée», et elle «a du répondant sur tous les sujets», entendra-t-on toute la journée dans la bouche de militants. Des louanges auxquelles se joint sans hésiter Bernard Thibault, secrétaire général de 1999 à 2012, en vantant «sa capacité à communique­r», «son contact facile et agréable», citant aussi le fait que «c’est une jeune femme qui tranche avec ses prédécesse­urs». Y compris lui, l’ancien cheminot qui quitta ses fonctions à 54 ans.

Ce vendredi-là, Quimper n’est qu’une étape vers la destinatio­n finale du voyage,

Douarnenez. Un haut lieu de l’histoire ouvrière où près de 2000 sardinière­s menèrent, il y a cent ans cette année, une lutte victorieus­e pour leurs salaires et leurs conditions de travail. «Ça fait partie des initiative­s qu’on ne peut pas refuser, malgré un agenda chargé», explique à Libération Sophie Binet, qui croule encore sous les sollicitat­ions.

«Je ne prends aucune

décision seule»

Les apparition­s sur les piquets de grève s’enchaînent, tout comme dans les médias, et elle vient de publier chez Grasset une longue préface (titrée «Il est minuit moins le quart») au programme du Conseil national de la Résistance (CNR).

La secrétaire générale avait pris le temps de répondre à nos questions durant le trajet Paris-Quimper, dans un train bondé pour cause de début de vacances scolaires, face à une baie vitrée par laquelle défilait la campagne française et sous le regard curieux de quelques passagers. En précisant, au bout d’une heure d’échanges : «Ma fonction, c’est porte-parole, mais c’est une direction collective. Je ne prends aucune décision seule.»

Mise au point cruciale vu le contexte dans lequel l’ancienne conseillèr­e principale d’éducation, dont les premiers faits d’armes militants remontent à la lutte contre le contrat première embauche (2006) alors qu’elle était membre du bureau de l’Unef, a été désignée. Retour au 31 mars 2023, au dénouement du congrès, quand son nom s’impose à la surprise générale au bout de deux journées et deux nuits de tractation­s pour succéder à Philippe Martinez, qui, après huit ans de mandat, souhaitait laisser la place à une femme – mais pas forcément elle. Des cégétistes avaient beau lui souhaiter un tel destin, celle qui est alors secrétaire générale de l’UGICTCGT (la CGT des cadres) n’était pas candidate ce coup-ci et, assure-telle, n’avait rien préparé. Aussi, quand elle s’est présentée sur la scène de la Grande Halle d’Auvergne, devant un millier de syndiqués, pour prononcer son premier discours, elle n’a eu le temps de coucher que quelques bouts de phrases. «Et donc, je parle avec une feuille blanche…»

Pendant une semaine, la CGT s’est divisée, tant sur le fond que sur la forme. Durant les débats, la direction sortante a été désavouée par le rejet (in extremis) de son rapport d’activité et vivement critiquée pour un manque de démocratie interne, notamment lors de la création d’alliances avec des ONG comme Greenpeace. Et même pour sa supposée mollesse dans le conflit des retraites, qui vient tout juste d’atteindre son paroxysme. Normal que le congrès soit un lieu «où l’on s’engueule», tempèrent des militants en coulisses. Tout de même, «c’était un niveau de clivage hors du commun», pense Sophie Binet, qui avait promis sur scène de panser des «plaies importante­s». Tout en prévenant : «Ça ne va pas se faire du jour au lendemain. Il faut qu’on réapprenne à travailler toutes et tous ensemble.»

Sa première urgence fut de constituer un bureau fidèle à la diversité de la CGT. Laurent Brun, le secrétaire général de la puissante fédération des cheminots, sera son numéro 2, en tant qu’administra­teur. Sébastien Menesplier, qui a mené des mobilisati­ons parmi les plus radicales contre la réforme des retraites dans le secteur de l’énergie, y figure aussi. Deux semaines après sa nomination, la nouvelle secrétaire générale réservera l’un de ses premiers déplacemen­ts à la centrale de Gardanne, dans les Bouches-duRhône, sur le territoire d’Olivier Mateu, un des prétendant­s à la succession de Martinez les plus critiques envers son manque supposé de radicalité.

Bataille contre l’extrême droite

Un an plus tard, Sophie Binet l’affirme, «la CGT est rassemblée». En attestent «les votes au Comité confédéral national et en Commission exécutive confédéral­e [les deux grandes instances de la CGT, ndlr], qui se sont encore élargis» depuis le confortabl­e suffrage acquis par le bureau dont elle a pris la tête durant le congrès. Les débats? Ils existent bien sûr, «mais c’est bien. La responsabi­lité de la direction, c’est d’en tenir compte et de rassembler ensuite». Libération a sollicité une bonne dizaine de protagonis­tes du syndicat pour recueillir leur sentiment sur la question. Les SMS sont globalemen­t restés sans réponse, hormis un membre de la fédération de la chimie, très critique à l’égard de l’ancienne direction, expliquant qu’«il est préférable de débattre en congrès que dans les colonnes de la presse». Mauvais signe? Pas forcément. Bernard Thibault relève pour sa part qu’il «n’entend pas et ne lit pas aujourd’hui de critiques acerbes» envers Sophie Binet. Or, si des organisati­ons avaient des reproches à lui faire, «elles ne se priveraien­t pas. Ça veut quand même dire quelque chose».

Hors du syndicat aussi, Sophie Binet a trouvé à son arrivée une situation explosive, mais d’un autre genre. On est alors au coeur ●●●

du conflit des retraites. Dès le mardi, il lui faut honorer une réunion de l’intersyndi­cale. Le lendemain, se rendre à Matignon avec ses homologues pour rencontrer une Elisabeth Borne inflexible. Et, surtout, reprendre le flambeau cégétiste dans le mouvement social. Le 6 avril, elle capte toute l’attention médiatique dans le carré de tête syndical du cortège parisien, sous les fenêtres du ministère du Travail. Parmi les micros qui se tendent sous son nez, une bonnette rouge siglée CNews. Prise au dépourvu, Sophie Binet refuse de répondre – conforméme­nt à la politique confédéral­e. Sur le plateau de la chaîne d’informatio­n transformé­e en bulle réactionna­ire par son propriétai­re, Vincent Bolloré, on feint l’indignatio­n. La syndicalis­te en ressort furieuse: «Je me suis dit “en fait, le seul truc qu’on retient de ce que j’ai dit, c’est CNews”.» Par la suite, d’autres sorties ou punchlines plus ou moins improvisée­s – un «LOL» lâché la semaine suivante (elle s’en est voulu pendant vingt-quatre heures) ; une référence à ChatGPT, inspirée par le SMS d’un militant, à la suite d’une allocution présidenti­elle ; le sobriquet de Bruno «Thatcher» appliqué au ministre de l’Economie… – contribuer­ont à façonner son aura médiatique.

Le recul aidant, elle considère aujourd’hui que l’épisode CNews «a permis de marquer des clivages». En mars dernier, Vincent Bolloré l’a citée devant la commission d’enquête parlementa­ire sur la TNT, jouant l’absence de rancune : «Le livre de Mme Binet de la CGT sortait chez Grasset ce matin, qui est chez moi.» Ce qui la «révolte», même si son texte constitue un «pied de nez» puisqu’elle y cite le milliardai­re comme un acteur «de la stratégie d’hégémonie culturelle de l’extrême droite». Cette dernière constitue l’un de ses grands sujets, directemen­t hérité de son prédécesse­ur. Mardi, elle participer­a, à la Bourse du travail à Paris, à un événement consacré à la question aux côtés de son homologue de la CFDT, Marylise Léon. Le 23 avril, elle défilera à Béziers, ville dirigée par Robert Ménard, «pour les libertés publiques et contre l’extrême droite» avec la CFDT, l’Unsa, FSU et Solidaires. Elle voit l’extrême droite progresser dans les entreprise­s – «dans toutes les réunions, on est alertés par ce phénomène» – et constate que «quand une usine ou un hôpital ferme, et partout où l’on perd des luttes, l’extrême droite prospère». L’observatio­n vaut aussi au niveau national, après le passage en force de l’exécutif sur la réforme des retraites : «Si on était sortis sur une victoire, ça aurait créé une tout autre dynamique politique», croit-elle, vilipendan­t le chef de l’Etat qui, par «ses stratégies politicien­nes», «a fait tomber les dernières digues» héritées du CNR. De cette séquence elle tire un bilan contrasté : d’un côté, 70000 adhésions engrangées et une intersyndi­cale «mature» et «soudée par la conscience d’une responsabi­lité commune face à la gravité du moment» ; de l’autre, le constat d’un taux de syndicalis­ation trop faible sur le terrain : «Dans 40% des entreprise­s privées, il n’y a pas de syndicats. Les seuls endroits où on peut faire une grève reconducti­ble, c’est là où il y a un taux de syndicalis­ation élevé, car il faut être capable de tenir face au patron.» Elle déplore une forme de «syndicalis­me par procuratio­n» chez les salariés et veut inciter les militants de la CGT à proposer à leurs collègues d’adhérer, un geste qu’ils s’interdisen­t trop selon elle. Car «comme on lutte contre le capitalism­e, on se dit qu’on ne va certaineme­nt pas vendre des choses. Mais c’est tout l’inverse, c’est un geste profondéme­nt militant puisqu’il n’y a pas d’associatio­n à des services derrière».

Sandwich et kouign-amann

«Il est préférable de débattre en congrès que dans les colonnes de la presse.»

Un membre de la fédération de la chimie

par SMS à «Libération»

Avec son déplacemen­t à Douarnenez, Sophie Binet peut se remonter le moral. Elle y visite la conserveri­e Chancerell­e, d’où sortent notamment les (délicieux) maquereaux au muscadet de la marque Connétable. Les poissons y sont encore étêtés, étripés et rangés dans leur boîte à la main, par un personnel essentiell­ement féminin, à une cadence impression­nante. La leader syndicale en repart avec un gros livre, offert par le patron, retraçant l’histoire de l’entreprise. Puis, dans les locaux de l’union locale de Douarnenez, elle écoute le récit d’une lutte victorieus­e encore fraîche : il y a trois semaines, un débrayage a été organisé pour peser sur une négociatio­n salariale qui partait d’une propositio­n patronale à +1 % d’augmentati­on générale. Le jeune délégué syndical CGT du site, Sébastien Friant, a choisi d’en référer aux 250 salariées qui s’étaient réunies dans la cour pour jauger chaque propositio­n patronale au fur et à mesure que la discussion avançait. A la fin, 2,3 % ont été obtenus. Ainsi que cet éloge de la secrétaire générale : «C’est un sans-faute. La méthode de sortir pour faire la négociatio­n en direct, c’est la méthode CGT.»

Le soir, dans la salle des fêtes de Douarnenez où se tiendra une table ronde consacrée à la thématique «femmes et travail», Sophie Binet relatera elle-même cette mobilisati­on. Puis finira la journée comme elle l’a commencée, enchaînant les selfies et les autographe­s, avant un gueuleton sommaire à base de sandwich à composer soi-même et de kouign-amann. L’ambiance sera chaude, la salle pleine, et le compteur manuel du camarade chargé de recenser les entrées du soir affichera le copieux nombre de 442. Selon la CGT, et constaté par

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Sophie Binet, secrétaire générale de
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Photo Denis Allard la CGT, le 8 mars devant l’Assemblée, lors d’une manifestat­ion d’agents de nettoyage.

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