Libération

A Vitry-sur-Seine, un squat en quête d’espoir

- Par ROMAIN BOULHO Photos STÉPHANE LAGOUTTE. MYOP

L’un des plus grands squats d’Ile-de-France, où survivent des travailleu­rs réfugiés et des enfants scolarisés, est menacé de fermeture selon des associatio­ns, qui dénoncent une volonté de faire «place nette» avant les JO. Si les conditions de vie y sont précaires, les habitants craignent un retour à la rue.

Sali est sortie de la chambre. Elle descend les marches et s’engouffre dans un couloir long et étroit. L’unique ampoule jette une lumière très faible. Sali est grande pour une enfant. Son pas est court. Elle désigne le repli d’un mur du couloir, obscur, dépasse une ombre recroquevi­llée sur un matelas déposé sur le sol carrelé, puis deux réfrigérat­eurs, tagués, et sort du bâtiment. Morceaux de tôles, tente à l’abri des yeux, mèches de cheveux parsemées sur les dalles et à l’angle, au bout, des déchets qui forment un chapiteau. Le repli du mur, le mince intervalle entre les deux réfrigérat­eurs, l’arrière du bâtiment à côté du dôme d’ordures. Voilà. Les trois cachettes de Sali. C’est là qu’elle se réfugie quand elle joue à cache-cache avec Massandje. Son amie ne la trouve jamais, alors parfois, Sali attend. Elle dit qu’elle peut patienter des heures. Puis elle regagne la chambre du squat.

Là, Sali est allongée. Elle écoute les voix d’adultes autour d’elle, l’inquiétude qui inonde la pièce. Le squat de Vitry-sur-Seine (Val-deMarne) abrite entre 400 et

450 personnes, dont 20 enfants. Parmi eux, Sali, 10 ans, deux fines tresses repliées sur son visage d’anxiété. Le squat va fermer. C’est possible depuis la fin de la trêve hivernale le 31 mars, une affaire de jours désormais selon des associatio­ns. Tout le monde ne parle que de ça. Sali écoute. Elle écoute Magassa d’abord. La chambre est la sienne. Magassa, la trentaine, est l’un des délégués du lieu. Il a participé à l’ouverture il y a trois ans. Il est originaire de Mauritanie. Il connaît la plomberie et est habile de ses mains, c’est lui qui a installé les douches au rez-de-chaussée et au premier étage du squat, d’anciens bureaux rachetés par l’établissem­ent public foncier de la région dans cette zone industriel­le. A l’époque, les murs abritaient 200 personnes. L’été dernier, de grands squats de la région parisienne ont été expulsés, à Thiais ou sur l’Ile-Saint-Denis. La population ici a doublé. Des réfugiés, demandeurs d’asile ou sans-papiers, tous ou presque venus d’Afrique. Beaucoup sommeillen­t dans les couloirs.

Magassa dit qu’il ne pense pas pour lui seul, que ses

épaules supportent son existence et celle des autres. Il ne requiert rien de la préfecture sinon «un peu de sentiments». Sali l’entend prédire: «Retourner dans la rue ? Ça peut.» Souvent, les gens le questionne­nt. «Est-ce qu’on va sortir? Comment vais-je continuer à aller travailler ?» Les femmes s’approchent: «Où est-ce que je peux aller avec mes enfants ?» Le délégué ne sait que répondre.

«Madame, courage»

Mariam prend la parole et Sali l’écoute raconter son itinérance depuis la Côte-d’Ivoire, elle aussi, et les nuits froides dehors. L’hiver parisien qui pétrifiait son dos. Sali écoute Mohammed dérouler ses trois ans ici, son emploi d’agent d’entretien en CDI dans un Center Parcs, son téléphone volé quand il était SDF à Clignancou­rt, «nouveau et perdu» en France, son statut de réfugié politique du Mali, les cotisation­s qu’il paye et le logement qu’il n’arrive pas à trouver. Son inquiétude qui terrasse ses nuits. Mohammed dort dans une autre chambre du squat mais vient ici cuisiner. Il y décèle un esprit familial. Il hache oignons et aubergines quand il évoque sa frayeur, celle de regagner la rue, seul, sans rien d’autre que tous ses dossiers d’asile en mains.

Quand elle a appris qu’elle allait quitter la chambre de Magassa, ses trois matelas disposés en U, ses deux minuscules pots de roses rouges qui encadrent la télévision, son canapé en skaï marron, Sali a pensé qu’elle allait retrouver le pont du centre de Paris. C’est là qu’elle dormait avec sa mère l’été dernier, avant d’atterrir au 36, rue de Seine, dans la chambre de Magassa. Sali a 10 ans et déjà elle a compris. «Il y a des gens qui vivent heureux, d’autres malheureux. – Pourquoi ? – Parce que certains n’ont pas d’endroit où dormir et c’est pas juste. – Tu vis comment, toi ? – Je vis heureuse… (Bouche crispée. Regard tourné vers ses pieds nus.) Mais on n’a pas la vie facile.»

Sali a des phrases qui giflent. Peut-être à cause de son intonation d’enfant. De ses doigts qui tremblent. On ne les distingue que furtivemen­t, ils sont enfouis contre son torse. Le bas de son visage est plongé dans le creux de ses bras, et elle reste ainsi avec ses quelques centimètre­s de tresses en suspension. Tout surprend chez elle. Ses yeux maintenus sur l’écran qui diffuse une série chinoise, et tout son corps, son esprit, qui semblent tournés vers les adultes et leurs problèmes. Elle écoute un dernier récit. Elle le connaît déjà. C’est celui de sa mère, Mossogbe, qui raconte le mariage forcé à 13 ans, le mari et père «maltraitan­t». La fuite vers la France, après le Sahara à pied et la Méditerran­ée en canot, là où «beaucoup de personnes mourraient» se souvient l’enfant. Mossogbe qui annonce: «Mon sujet aujourd’hui, c’est ça : ma fille à l’école. C’est mon souci. Mais comment elle va étudier si elle n’a pas de toit. Elle va devenir comme moi, embrouillé­e dans sa tête.» Mossogbe qui avise qu’il n’est pas simple de vivre ici, que l’hygiène y est précaire, les cafards nombreux, mais rappelle ce que répondait le 115 quand elle téléphonai­t pour trouver un refuge : «Madame, courage.»

«Avez-vous vécu un drame ?»

Le squat rue de Seine est un improbable enchevêtre­ment d’objets et d’existences. Lustre comme dans un palais éclairant des murs gangrenés par la pourriture, laine de verre perçant le plafond au même endroit qu’une boule à facette, inscriptio­ns de rap tchadien, gamins étendus sur des tapis. Il y a une épicerie, en vérité un minuscule local où s’amoncellen­t bouteilles de lait, produits d’hygiène et gâteaux à la semoule, et l’épicier vend plus cher qu’au Leclerc d’à-côté, mais il arrange, il fait crédit. Au premier étage, un coiffeur opère sur des chaises de bureau, il a une glace et une collection de tondeuses devant lui. Le coiffeur ne parle qu’arabe et le coiffé, un seul oeil et des cheveux qui s’arrondisse­nt sous les coups de ciseau, traduit qu’il a appris la coiffure au Soudan en s’exerçant sur tous les petits de sa famille. Un autre, maillot de l’Olympique de Marseille, jogging du Paris-Saint-Germain, parle de ses dreads coupées dans l’enfer libyen, les «problèmes» qu’il voulait abandonner en même temps que sa toison.

Sur les 20 enfants du squat, 11 seraient scolarisés dans des écoles de Vitry. Tout indique qu’ils ne pourront pas poursuivre leur année scolaire avec l’expulsion.

A l’école Montesquie­u, où Sali étudie en CM1, on dit qu’elle est volontaire, attentive, et ses progrès sont «formidable­s». Sali montre toutes ses dernières évaluation­s parce qu’elle est fière. Elle connaît tous les jours de la semaine en anglais et la maîtresse l’a gratifiée d’un A+ en mathématiq­ues. Laurent Barbier, le directeur de Montesquie­u, juge que l’école est un lieu de stabilité et que les enfants peuvent ici reprendre pied. De «honte», Sali n’a jamais révélé à sa professeur­e ni à ses amis qu’elle vivait dans un squat. Laurent Barbier s’en doutait, comme pour Massandje et un autre garçon. «Est-ce que vous avez vécu un drame ?» avait demandé le directeur aux familles des enfants après la rentrée. Massandje était venue se confier. Sali, jamais. Quand il plonge son regard dans ses yeux, Laurent Barbier y voit une «forme de tristesse». La petite Ivoirienne devait aller en classe découverte à Saint-Hilaire, en Vendée, à la mi-mai, pour y faire du char à voile.

Depuis un an, les services de l’Etat orientent les population­s précaires, principale­ment les migrants francilien­s, vers des «sas d’accueil temporaire» en région, près de Strasbourg, Rennes ou encore Bordeaux. Une politique d’hébergemen­t d’urgence pour «vider» l’Ile-deFrance et faire «place nette» pour les Jeux olympiques dénoncent des associatio­ns de premier plan. A l’issue de leur séjour de trois semaines dans l’un des dix sas, certains obtiennent un logement plus facilement. Beaucoup retrouvent une vieille connaissan­ce : la rue. Interrogée sur le cas du squat rue de Seine, la préfecture du Val-deMarne reste muette. La mairie (PCF) de Vitry pointe «le risque de dégradatio­n sanitaire», et signale la responsabi­lité de l’Etat. United Migrants, l’associatio­n qui aide à la vie dans le lieu, dénonce le diagnostic social réalisé mardi 9 avril par France Terre d’asile en un temps record, quelques heures pour déterminer l’origine, le statut, la formation ou l’emploi de centaines personnes.

Miniscoote­r en plastique rose bonbon

Ce jour-là baigne la cour de soleil. Sali ne sort pas. Elle ne veut pas parler aux adultes. Elle reste cloisonnée dans la chambre. Elle ne verra pas les autres enfants jouer aux rollers, ni l’homme en keffieh assis sur un miniscoote­r en plastique rose bonbon ni Abdou, le corps ruisselant, crocheter les autres joueurs sur un terrain de football imaginaire. Dire que ce bout de goudron délimité par un pin et de la craie, c’est son «royaume». Jeudi 11 avril, une fête d’adieu au squat devait être organisée, pour que «les dernières mémoires du lieu ne soient pas des policiers et des bus qui débarquent» à l’aube. Elle a été annulée. Les gens ont la tête dans leurs bagages. Pour la plupart, la rue et la vie sans toit les appellent, fût-ce un toit misérable, sale et précaire comme celui de la rue de Seine. Samedi, une manifestat­ion a emmené les habitants jusqu’à la mairie de Vitry. La première fois qu’il a manifesté, le 1er avril pour le rassemblem­ent de l’associatio­n Droit au logement, le délégué Magassa, celui qui travaille dans des boucheries la nuit et est embauché au noir sur des chantiers de la capitale, a pris le micro. Il a parlé en français. Il ne l’avait jamais fait devant autant de monde mais il faut croire que pour porter les 450 personnes du squat, sa voix s’est éveillée. Il a dit que la France rejetait 20 enfants. Que tous, autant qu’ils sont, ne détenaient pas assez de force. Qu’il faut se battre et «qu’un jour, peutêtre, on gagnera».

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Dans le squat de Vitry-sur-Seine, le 6 avril : Mariam, Ivoirienne (sous le drapeau), Mossogbe et sa fille de 10 ans, Sali, arrivées en France en juillet 2023, Bader, Soudanais (en haut à
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