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Olivia Gazalé et Waly Dia «Pour faire rire, il faut transgress­er. Mais c’est aussi ce qui peut offenser»

- Recueilli par Anastasia Vécrin et Adrien Naselli

Rencontre entre l’humoriste et la philosophe, qui publie «le Paradoxe du rire» : alors que les chroniques et les dessins de presse ont récemment valu à leurs auteurs «shit storms» et menaces de mort, ils esquissent de nouvelles pistes pour répondre à la sempiterne­lle question : peut-on oui ou non rire de tout ?

Il joue à guichets fermés son spectacle Une heure à tuer, satire féroce du pouvoir, des machos, des racistes et des homophobes. Elle publie le Paradoxe du rire. Et si ce n’était pas toujours drôle ? (Seghers), une somme impression­nante de réflexions sur l’humour à travers les âges et les registres. A l’heure où une blague peut déclencher des polémiques jusqu’au sommet de l’Etat, nous avons réuni l’humoriste Waly Dia, également chroniqueu­r du Grand Dimanche soir sur France Inter, et la philosophe Olivia Gazalé, cofondatri­ce des Mardis de la philo, pour mesurer l’étendue du pouvoir de l’humour.

Les humoristes devraient-ils s’imposer des limites, et si oui, lesquelles ? Comment rire ensemble avec les réseaux sociaux ? En novembre, Guillaume Meurice déclenchai­t une tempête médiatique après avoir qualifié le Premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou, de «nazi sans prépuce» sur France Inter. Sanctionné par la direction de Radio France, convoqué par la police judiciaire, il en a fait le récit dans un livre, Dans l’oreille du cyclone (Seuil). Récemment, Coco, la dessinatri­ce de Libé, qui vit sous protection rapprochée depuis l’attentat contre Charlie Hebdo en 2015, a reçu des menaces de mort après la publicatio­n d’un dessin sur Gaza. «Un dessin (que j’assume parfaiteme­nt !) qui souligne le désespoir des Palestinie­ns, dénonce la famine à Gaza et moque aussi l’absurdité de la religion», écrivait-elle sur X. Dans cette discussion, Olivia Gazalé et Waly Dia esquissent une «éthique de l’humour», où son caractère foncièreme­nt immoral se heurte aux préoccupat­ions de l’époque. A moins que ce n’ait toujours été le cas ?

On vit une époque où un «shit storm» (polémique sur les réseaux sociaux, littéralem­ent «tempête de merde») est très vite arrivé… C’est encore drôle d’être humoriste aujourd’hui ?

Waly Dia : Ça ne rend pas malheureux, mais ça peut rendre peureux, car personne n’a envie de se manger des menaces. J’en ai déjà reçu pour le simple fait que j’existe. Mais je n’ai pas été confronté à tant de polémiques que ça. Et si un jour j’en ai une, c’est sans doute que je me serai trompé! Je ne fais jamais une vanne si je sens qu’elle n’est pas précise. Mais si le but est dorénavant d’éviter le shit storm, on va être malheureux! En tout cas, je comprends que ça puisse faire peur.

Vous ne vous autocensur­ez jamais ?

W.D. : Parfois, je fais des vannes horribles à des gens parce qu’on se connaît, mais à froid dans un théâtre, je sais que je ne peux pas le faire. Ce n’est pas que je me censure, c’est juste que la blague va faire plus de mal que de bien !

Sommes-nous devenus hypersensi­bles ?

Olivia Gazalé: Plutôt que d’ «hypersensi­bilité», je parlerais d’hyper-réactivité et d’intoléranc­e sociale exacerbée. Autrefois, la réception des contenus comiques problémati­ques était beaucoup plus silencieus­e. Si l’on désapprouv­ait une blague diffusée sur une antenne, il fallait écrire un courrier de réclamatio­n, qui n’était que rarement publié. Aujourd’hui, un désapprobate­ur peut en fédérer des dizaines de milliers d’autres en quelques minutes sur les réseaux sociaux, et s’y livrer à du harcèlemen­t en meute. Saisir l’Arcom et inonder de courriers incendiair­es les directions d’antenne ne suffit pas : il faut y ajouter menaces de mort, intimidati­ons et insultes. La dérive justicière d’une twittosphè­re agressivem­ent moralisatr­ice, fanatisée et haineuse, est une dérive très inquiétant­e.

W.D. : Il y a beaucoup de facteurs qui font qu’une blague peut être mal reçue: le contexte, le messager, le message, et le média dans lequel le message est diffusé. Si on n’aime pas le messager, c’est déjà foutu. Ensuite, entre ce que l’auteur a voulu dire, ce qui est compris, et ce qui est compris par la mauvaise foi, il est très rare que le message arrive intact. On peut rire de tout, mais le «tout» répond. Moi, je ne lutte pas contre ça.

Mais alors, pourquoi entend-on qu’on ne peut «plus rire de rien» ?

O.G. : C’est un cliché paresseux, à la fois vrai et faux, tout dépend de l’angle sous lequel on analyse ce prétendu «déclin». Juridiquem­ent, en France, dès qu’il s’agit de comique, les tribunaux ont une conception très libérale de la liberté d’expression. Hormis l’interdicti­on retentissa­nte d’un spectacle de Dieudonné en 2013, il en faut beaucoup pour que les délits de diffamatio­n, d’injure ou de provocatio­n à la haine soient constitués. En revanche, la

censure économique est, elle, bien réelle. Ceux qui ont les moyens de censurer, de ne pas diffuser, de suspendre, de licencier, de traîner en justice sont ceux qui tiennent les cordons de la bourse : les patrons des groupes médiatique­s et des plateforme­s numériques, les actionnair­es, les régies publicitai­res… Ils ont le pouvoir de censurer ce qui n’est pas conforme à leurs intérêts ou à leur sensibilit­é politique, et ils ne s’en privent pas. C’est, avec la plus grande intoléranc­e sociale, une autre dérive inquiétant­e en matière de liberté d’expression.

Si le propre d’une blague est de déranger, comment trouver le bon endroit entre transgress­ion et respect ?

W.D. : La blague de Meurice a pris une place médiatique folle, alors qu’il y a eu depuis le 7 Octobre des prises de position terribles qui n’ont pas fait de scandale. Les outrances de ceux qui prétendent informer et décrypter la réalité font moins de bruit que celles des humoristes. O.G. : J’ai du mal à comprendre le déferlemen­t de haine qui s’est abattu sur Meurice pour sa blague sur Nétanyahou, dans le pays qui s’est mobilisé pour Charlie. Certes, quelques semaines après les horreurs du 7 Octobre, le contexte politique était explosif, mais ne l’était-il pas aussi lors de la publicatio­n des caricature­s antimusulm­anes ? Au nom de quelle échelle de valeur doit-on, d’un côté, défendre des dessins qui, en dégradant le Prophète de l’islam, peuvent potentiell­ement heurter tous les musulmans, et de l’autre, condamner une blague ciblant non pas une religion, mais un dirigeant politique devenu un chef de guerre, qui est très loin de représente­r tous les Juifs, ni même tous les Israéliens ? Nous sommes ici au coeur de ce que j’ai appelé le «paradoxe du rire» : pour que le rire se déclenche, il faut une transgress­ion, une incongruit­é, une outrance, quelque chose qui bouscule ou provoque. Mais c’est aussi cela qui peut déplaire, offenser, indigner, ou scandalise­r. Drôle ou pas drôle, c’est un jugement très subjectif. Une bonne blague pour Vincent Bolloré, ce n’est pas forcément une bonne blague pour Waly Dia !

W.D. : Attends, on sait pas ! Il aime bien l’Afrique, moi aussi ! [Rires.]. O.G.: Je pense qu’il faut rire de tout, qu’on doit rire de tout, mais d’abord des puissants. Dans ton spectacle, tu t’en prends à eux avec beaucoup de véhémence, mais jamais aux faibles ou aux catégories stigmatisé­es. En même temps, Olivia Gazalé, vous dites que vous pouvez rire d’une blague sexiste…

O.G. : Oui, c’est vrai, ça m’arrive! Mais dans les situations où un pacte humoristiq­ue tacite d’innocuité a été scellé avec les autres protagonis­tes. Qui lance la plaisanter­ie et dans quel contexte ? Dans quel état d’esprit ? Sérieux ou non sérieux ? S’agit-il de premier ou de second degré? La vanne se moque-t-elle des femmes ou du sexisme ? Cela demande un décodage subtil, mais il faut aussi savoir faire preuve d’autodérisi­on.

W.D. : On peut rire quand on s’imite nous-mêmes, comme quand je caricature le petit de quartier face aux flics.

Waly Dia, vous mettez en scène une manifestat­ion de «tous les mécontents». Vous posez-vous en allié des minorités ?

W.D. : C’est pas tant la question d’être un allié ; c’est juste que je n’ai rien à dire sur quelqu’un qui galère. Sur une heure et demie, je ne vais pas perdre mon temps à taper quelqu’un qui est déjà par terre. Sur tous les sujets, je me tiens du côté des gens, des civils. Je préfère aller taper sur l’étage du dessus. Je ne dis pas que c’est ce qu’il faut faire, je dis que c’est ce que je sais faire. J’observe le chef, je vois la destructio­n des services publics et je m’y oppose. C’est ça que je critique, que ce soit Macron ou un autre. Et si je n’ai pas connu la discrimina­tion à l’encontre des homos, j’ai connu la discrimina­tion raciale, sociale, antijeunes…

O.G. : Plus on est puissant, plus on est invulnérab­le à la moquerie. Pour comprendre cela, on peut s’appuyer sur la distinctio­n établie par le philosophe Ogien entre offense et préjudice: les offenses peuvent blesser, mais ne créent pas de dommage concret à leur cible, à la différence des préjudices. Une caricature de Trump peut froisser sa susceptibi­lité, elle ne lui créera pas de tort réel ; au contraire, elle viendra potentiell­ement nourrir son image de personnage disruptif. En revanche, la répétitivi­té des blagues sexistes, homophobes, grossophob­es, racistes, antisémite­s ou islamophob­es contribue à la consolidat­ion des stéréotype­s dégradants dont ces catégories sont les victimes. C’est ainsi qu’une blague sur les Suisses est moins préjudicia­ble pour les Suisses qu’une blague sur les Arabes pour les Arabes. Un Suisse ne se verra jamais refuser un appartemen­t ou un emploi en raison de sa nationalit­é, ce qui arrive fréquemmen­t à des Arabes. Une étude récente montre que les blondes sont plus discriminé­es au travail que les brunes: à poste et compétence­s égales, les brunes sont mieux rémunérées ! Or la bêtise congénital­e des blondes n’est véhiculée que par les blagues. On voit ici qu’elles ont un réel pouvoir de nuisance pour toutes les personnes stigmatisé­es, car elles consoliden­t les logiques d’exclusion dont elles souffrent déjà. Le rire peut même prendre parfois la forme de la persécutio­n par le ricanement, comme dans le phénomène du harcèlemen­t scolaire.

Certains peuvent défendre, au nom de la liberté d’expression, le droit de faire des blagues qui font mal…

O.G. : La liberté d’expression est un concept de philosophi­e politique devenu très fumeux, car il a changé de significat­ion avec le temps. Au XVIIe siècle, quand émerge l’idée d’une liberté de pensée et de parole, il s’agit d’une arme d’émancipati­on, d’une force subversive revendiqué­e par les dominés pour dénoncer les dominants, à commencer par la royauté et la religion. Cette dimension contestata­ire demeure vivace mais elle coexiste avec une conception conservatr­ice de la liberté d’expression. Ceux qui brandissen­t la liberté d’expression avec passion pour déplorer qu’elle leur ait été confisquée regrettent le bon vieux temps où l’on pouvait se moquer des femmes, des noirs et des Arabes sans que des hordes de «wokes bienpensan­ts» en fassent toute une histoire et cherchent à les museler. W.D. : En réalité, personne n’empêche ceux qui pleurent la fin de la liberté d’expression de faire leurs vannes homophobes ou racistes. Ces personnes réclament une liberté qu’elles ont déjà. Elles ne sont pas contentes, car ceux qui ne réagissaie­nt pas affirment aujourd’hui leur liberté de réagir. En fait, ils se battent contre la liberté d’expression des autres.

O.G.: C’est exactement cela. Sur certaines antennes, la liberté d’expression est brandie comme un étendard, mais ne sert qu’à délégitime­r la parole de ceux qui ne pensent pas comme eux et à exiger leur silence. Je suis plus inquiète de la montée du politiquem­ent incorrect que de la montée d’un prétendu politiquem­ent correct.

A-t-on besoin de rire plus en temps de guerre, de pandémie ?

O.G. : Plus la situation est tragique, plus le rire est nécessaire, car c’est un excellent moyen d’exorciser les angoisses. Le rire est un puissant anxiolytiq­ue, ne serait-ce que pour des raisons chimiques : rire libère des hormones bienfaisan­tes (endorphine­s, la dopamine et la sérotonine). Il est une arme de résistance, voire de salut. Notre époque est marquée par l’avènement de peurs globales : guerres, retour de la menace nucléaire, catastroph­es climatique­s, effondreme­nt du système bancaire, pandémies liberticid­es… Souvenez-vous : jamais nous n’avons échangé autant de blagues que pendant les confinemen­ts. Ce rire de partage nous a permis de tenir, dédramatiser. Comme l’a écrit Romain Gary, l’humour est «l’arme blanche des hommes désarmés» et nous le sommes plus que jamais.

Waly Dia, il y a dans le spectacle un moment hilarant, quand vous imitez… le sexe de Gérard Larcher. Quelle place occupe le corps dans l’humour ?

W.D. : Quand je fais ça, c’est pas gratuit, c’est pour montrer que l’humour a plein d’étages. Je peux faire des blagues documentée­s, mais une bonne blague de teub, ça marche bien aussi! Le travail du corps m’intéresse, car j’ai été danseur. C’est une dimension qui s’est un peu perdue avec l’arrivée du stand-up style américain, sans bouger derrière le micro. J’adore ça, lier un mot, une réflexion à un geste qui fera aussi rire.

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Manuel Braun ?? La philosophe Olivia Gazalé et l’humoriste Waly Dia, au théâtre de la Madeleine, à Paris, le 25 mars.
Photo Manuel Braun La philosophe Olivia Gazalé et l’humoriste Waly Dia, au théâtre de la Madeleine, à Paris, le 25 mars.
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 ?? ?? Olivia Gazalé Le paradoxe du rire Seghers, 416 pp., 22 €.
Olivia Gazalé Le paradoxe du rire Seghers, 416 pp., 22 €.

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