Olivia Gazalé et Waly Dia «Pour faire rire, il faut transgresser. Mais c’est aussi ce qui peut offenser»
Rencontre entre l’humoriste et la philosophe, qui publie «le Paradoxe du rire» : alors que les chroniques et les dessins de presse ont récemment valu à leurs auteurs «shit storms» et menaces de mort, ils esquissent de nouvelles pistes pour répondre à la sempiternelle question : peut-on oui ou non rire de tout ?
Il joue à guichets fermés son spectacle Une heure à tuer, satire féroce du pouvoir, des machos, des racistes et des homophobes. Elle publie le Paradoxe du rire. Et si ce n’était pas toujours drôle ? (Seghers), une somme impressionnante de réflexions sur l’humour à travers les âges et les registres. A l’heure où une blague peut déclencher des polémiques jusqu’au sommet de l’Etat, nous avons réuni l’humoriste Waly Dia, également chroniqueur du Grand Dimanche soir sur France Inter, et la philosophe Olivia Gazalé, cofondatrice des Mardis de la philo, pour mesurer l’étendue du pouvoir de l’humour.
Les humoristes devraient-ils s’imposer des limites, et si oui, lesquelles ? Comment rire ensemble avec les réseaux sociaux ? En novembre, Guillaume Meurice déclenchait une tempête médiatique après avoir qualifié le Premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou, de «nazi sans prépuce» sur France Inter. Sanctionné par la direction de Radio France, convoqué par la police judiciaire, il en a fait le récit dans un livre, Dans l’oreille du cyclone (Seuil). Récemment, Coco, la dessinatrice de Libé, qui vit sous protection rapprochée depuis l’attentat contre Charlie Hebdo en 2015, a reçu des menaces de mort après la publication d’un dessin sur Gaza. «Un dessin (que j’assume parfaitement !) qui souligne le désespoir des Palestiniens, dénonce la famine à Gaza et moque aussi l’absurdité de la religion», écrivait-elle sur X. Dans cette discussion, Olivia Gazalé et Waly Dia esquissent une «éthique de l’humour», où son caractère foncièrement immoral se heurte aux préoccupations de l’époque. A moins que ce n’ait toujours été le cas ?
On vit une époque où un «shit storm» (polémique sur les réseaux sociaux, littéralement «tempête de merde») est très vite arrivé… C’est encore drôle d’être humoriste aujourd’hui ?
Waly Dia : Ça ne rend pas malheureux, mais ça peut rendre peureux, car personne n’a envie de se manger des menaces. J’en ai déjà reçu pour le simple fait que j’existe. Mais je n’ai pas été confronté à tant de polémiques que ça. Et si un jour j’en ai une, c’est sans doute que je me serai trompé! Je ne fais jamais une vanne si je sens qu’elle n’est pas précise. Mais si le but est dorénavant d’éviter le shit storm, on va être malheureux! En tout cas, je comprends que ça puisse faire peur.
Vous ne vous autocensurez jamais ?
W.D. : Parfois, je fais des vannes horribles à des gens parce qu’on se connaît, mais à froid dans un théâtre, je sais que je ne peux pas le faire. Ce n’est pas que je me censure, c’est juste que la blague va faire plus de mal que de bien !
Sommes-nous devenus hypersensibles ?
Olivia Gazalé: Plutôt que d’ «hypersensibilité», je parlerais d’hyper-réactivité et d’intolérance sociale exacerbée. Autrefois, la réception des contenus comiques problématiques était beaucoup plus silencieuse. Si l’on désapprouvait une blague diffusée sur une antenne, il fallait écrire un courrier de réclamation, qui n’était que rarement publié. Aujourd’hui, un désapprobateur peut en fédérer des dizaines de milliers d’autres en quelques minutes sur les réseaux sociaux, et s’y livrer à du harcèlement en meute. Saisir l’Arcom et inonder de courriers incendiaires les directions d’antenne ne suffit pas : il faut y ajouter menaces de mort, intimidations et insultes. La dérive justicière d’une twittosphère agressivement moralisatrice, fanatisée et haineuse, est une dérive très inquiétante.
W.D. : Il y a beaucoup de facteurs qui font qu’une blague peut être mal reçue: le contexte, le messager, le message, et le média dans lequel le message est diffusé. Si on n’aime pas le messager, c’est déjà foutu. Ensuite, entre ce que l’auteur a voulu dire, ce qui est compris, et ce qui est compris par la mauvaise foi, il est très rare que le message arrive intact. On peut rire de tout, mais le «tout» répond. Moi, je ne lutte pas contre ça.
Mais alors, pourquoi entend-on qu’on ne peut «plus rire de rien» ?
O.G. : C’est un cliché paresseux, à la fois vrai et faux, tout dépend de l’angle sous lequel on analyse ce prétendu «déclin». Juridiquement, en France, dès qu’il s’agit de comique, les tribunaux ont une conception très libérale de la liberté d’expression. Hormis l’interdiction retentissante d’un spectacle de Dieudonné en 2013, il en faut beaucoup pour que les délits de diffamation, d’injure ou de provocation à la haine soient constitués. En revanche, la
censure économique est, elle, bien réelle. Ceux qui ont les moyens de censurer, de ne pas diffuser, de suspendre, de licencier, de traîner en justice sont ceux qui tiennent les cordons de la bourse : les patrons des groupes médiatiques et des plateformes numériques, les actionnaires, les régies publicitaires… Ils ont le pouvoir de censurer ce qui n’est pas conforme à leurs intérêts ou à leur sensibilité politique, et ils ne s’en privent pas. C’est, avec la plus grande intolérance sociale, une autre dérive inquiétante en matière de liberté d’expression.
Si le propre d’une blague est de déranger, comment trouver le bon endroit entre transgression et respect ?
W.D. : La blague de Meurice a pris une place médiatique folle, alors qu’il y a eu depuis le 7 Octobre des prises de position terribles qui n’ont pas fait de scandale. Les outrances de ceux qui prétendent informer et décrypter la réalité font moins de bruit que celles des humoristes. O.G. : J’ai du mal à comprendre le déferlement de haine qui s’est abattu sur Meurice pour sa blague sur Nétanyahou, dans le pays qui s’est mobilisé pour Charlie. Certes, quelques semaines après les horreurs du 7 Octobre, le contexte politique était explosif, mais ne l’était-il pas aussi lors de la publication des caricatures antimusulmanes ? Au nom de quelle échelle de valeur doit-on, d’un côté, défendre des dessins qui, en dégradant le Prophète de l’islam, peuvent potentiellement heurter tous les musulmans, et de l’autre, condamner une blague ciblant non pas une religion, mais un dirigeant politique devenu un chef de guerre, qui est très loin de représenter tous les Juifs, ni même tous les Israéliens ? Nous sommes ici au coeur de ce que j’ai appelé le «paradoxe du rire» : pour que le rire se déclenche, il faut une transgression, une incongruité, une outrance, quelque chose qui bouscule ou provoque. Mais c’est aussi cela qui peut déplaire, offenser, indigner, ou scandaliser. Drôle ou pas drôle, c’est un jugement très subjectif. Une bonne blague pour Vincent Bolloré, ce n’est pas forcément une bonne blague pour Waly Dia !
W.D. : Attends, on sait pas ! Il aime bien l’Afrique, moi aussi ! [Rires.]. O.G.: Je pense qu’il faut rire de tout, qu’on doit rire de tout, mais d’abord des puissants. Dans ton spectacle, tu t’en prends à eux avec beaucoup de véhémence, mais jamais aux faibles ou aux catégories stigmatisées. En même temps, Olivia Gazalé, vous dites que vous pouvez rire d’une blague sexiste…
O.G. : Oui, c’est vrai, ça m’arrive! Mais dans les situations où un pacte humoristique tacite d’innocuité a été scellé avec les autres protagonistes. Qui lance la plaisanterie et dans quel contexte ? Dans quel état d’esprit ? Sérieux ou non sérieux ? S’agit-il de premier ou de second degré? La vanne se moque-t-elle des femmes ou du sexisme ? Cela demande un décodage subtil, mais il faut aussi savoir faire preuve d’autodérision.
W.D. : On peut rire quand on s’imite nous-mêmes, comme quand je caricature le petit de quartier face aux flics.
Waly Dia, vous mettez en scène une manifestation de «tous les mécontents». Vous posez-vous en allié des minorités ?
W.D. : C’est pas tant la question d’être un allié ; c’est juste que je n’ai rien à dire sur quelqu’un qui galère. Sur une heure et demie, je ne vais pas perdre mon temps à taper quelqu’un qui est déjà par terre. Sur tous les sujets, je me tiens du côté des gens, des civils. Je préfère aller taper sur l’étage du dessus. Je ne dis pas que c’est ce qu’il faut faire, je dis que c’est ce que je sais faire. J’observe le chef, je vois la destruction des services publics et je m’y oppose. C’est ça que je critique, que ce soit Macron ou un autre. Et si je n’ai pas connu la discrimination à l’encontre des homos, j’ai connu la discrimination raciale, sociale, antijeunes…
O.G. : Plus on est puissant, plus on est invulnérable à la moquerie. Pour comprendre cela, on peut s’appuyer sur la distinction établie par le philosophe Ogien entre offense et préjudice: les offenses peuvent blesser, mais ne créent pas de dommage concret à leur cible, à la différence des préjudices. Une caricature de Trump peut froisser sa susceptibilité, elle ne lui créera pas de tort réel ; au contraire, elle viendra potentiellement nourrir son image de personnage disruptif. En revanche, la répétitivité des blagues sexistes, homophobes, grossophobes, racistes, antisémites ou islamophobes contribue à la consolidation des stéréotypes dégradants dont ces catégories sont les victimes. C’est ainsi qu’une blague sur les Suisses est moins préjudiciable pour les Suisses qu’une blague sur les Arabes pour les Arabes. Un Suisse ne se verra jamais refuser un appartement ou un emploi en raison de sa nationalité, ce qui arrive fréquemment à des Arabes. Une étude récente montre que les blondes sont plus discriminées au travail que les brunes: à poste et compétences égales, les brunes sont mieux rémunérées ! Or la bêtise congénitale des blondes n’est véhiculée que par les blagues. On voit ici qu’elles ont un réel pouvoir de nuisance pour toutes les personnes stigmatisées, car elles consolident les logiques d’exclusion dont elles souffrent déjà. Le rire peut même prendre parfois la forme de la persécution par le ricanement, comme dans le phénomène du harcèlement scolaire.
Certains peuvent défendre, au nom de la liberté d’expression, le droit de faire des blagues qui font mal…
O.G. : La liberté d’expression est un concept de philosophie politique devenu très fumeux, car il a changé de signification avec le temps. Au XVIIe siècle, quand émerge l’idée d’une liberté de pensée et de parole, il s’agit d’une arme d’émancipation, d’une force subversive revendiquée par les dominés pour dénoncer les dominants, à commencer par la royauté et la religion. Cette dimension contestataire demeure vivace mais elle coexiste avec une conception conservatrice de la liberté d’expression. Ceux qui brandissent la liberté d’expression avec passion pour déplorer qu’elle leur ait été confisquée regrettent le bon vieux temps où l’on pouvait se moquer des femmes, des noirs et des Arabes sans que des hordes de «wokes bienpensants» en fassent toute une histoire et cherchent à les museler. W.D. : En réalité, personne n’empêche ceux qui pleurent la fin de la liberté d’expression de faire leurs vannes homophobes ou racistes. Ces personnes réclament une liberté qu’elles ont déjà. Elles ne sont pas contentes, car ceux qui ne réagissaient pas affirment aujourd’hui leur liberté de réagir. En fait, ils se battent contre la liberté d’expression des autres.
O.G.: C’est exactement cela. Sur certaines antennes, la liberté d’expression est brandie comme un étendard, mais ne sert qu’à délégitimer la parole de ceux qui ne pensent pas comme eux et à exiger leur silence. Je suis plus inquiète de la montée du politiquement incorrect que de la montée d’un prétendu politiquement correct.
A-t-on besoin de rire plus en temps de guerre, de pandémie ?
O.G. : Plus la situation est tragique, plus le rire est nécessaire, car c’est un excellent moyen d’exorciser les angoisses. Le rire est un puissant anxiolytique, ne serait-ce que pour des raisons chimiques : rire libère des hormones bienfaisantes (endorphines, la dopamine et la sérotonine). Il est une arme de résistance, voire de salut. Notre époque est marquée par l’avènement de peurs globales : guerres, retour de la menace nucléaire, catastrophes climatiques, effondrement du système bancaire, pandémies liberticides… Souvenez-vous : jamais nous n’avons échangé autant de blagues que pendant les confinements. Ce rire de partage nous a permis de tenir, dédramatiser. Comme l’a écrit Romain Gary, l’humour est «l’arme blanche des hommes désarmés» et nous le sommes plus que jamais.
Waly Dia, il y a dans le spectacle un moment hilarant, quand vous imitez… le sexe de Gérard Larcher. Quelle place occupe le corps dans l’humour ?
W.D. : Quand je fais ça, c’est pas gratuit, c’est pour montrer que l’humour a plein d’étages. Je peux faire des blagues documentées, mais une bonne blague de teub, ça marche bien aussi! Le travail du corps m’intéresse, car j’ai été danseur. C’est une dimension qui s’est un peu perdue avec l’arrivée du stand-up style américain, sans bouger derrière le micro. J’adore ça, lier un mot, une réflexion à un geste qui fera aussi rire.