Le message envoyé par le ministre, c’est celui d’une fonction publique peuplée de fainéants
En souhaitant créer un cadre juridique pour faciliter le licenciement pour insuffisance professionnelle, le ministre de la Fonction publique envoie un message péjoratif à un secteur déjà sinistré. Pourquoi ne pas entreprendre la réforme par le haut et évaluer les emplois de direction ?
En ouvrant les concertations sur le futur projet de loi pour «l’efficacité de la fonction publique» par une petite phrase sur le besoin de lever «le tabou du licenciement» des fonctionnaires, le ministre de la Transformation et de la Fonction publiques, Stanislas Guerini, a déclenché un nouveau conflit avec l’ensemble des syndicats et se prive des moyens d’améliorer réellement le fonctionnement des services publics.
La logique de cette énième réforme s’inscrit dans un processus managérial d’indifférenciation entre secteur public et secteur privé, déjà amorcé depuis la précédente réforme de 2019, mais qui reste paradoxalement prisonnier des erreurs récurrentes commises depuis des décennies. L’idée de base est simple et a priori séduisante : il faut pouvoir offrir aux fonctionnaires des carrières plus mobiles, plus diversifiées, où les rémunérations sont calées sur leur contribution personnelle.
Les enquêtes montrent que les fonctionnaires tout comme les salariés du secteur privé souffrent, en effet, d’un manque de reconnaissance de leur travail et ils ne sont plus que 40 % à penser que pour réussir dans la vie il faut travailler dans le secteur public («Baromètre de la confiance politique» du Cevipof ), les autres évoquant le secteur privé ou la création d’entreprise.
Mais en affichant l’ambition de créer un cadre juridique pour faciliter le licenciement pour insuffisance professionnelle, le gouvernement envoie un message péjoratif à un secteur déjà fortement sinistré : la fonction publique est peuplée de fainéants. Les
conditions de travail se sont dégradées partout, la violence s’invite dans les collèges et les lycées, les hôpitaux manquent de personnel et de moyens alors que la population vieillit, les bilans sociaux des fonctions publiques montrent une multiplication des maladies psychiques, voire des suicides. En fait, ce projet s’inspire, comme bien d’autres auparavant, de l’idée obsessionnelle selon laquelle seul le secteur privé est efficace sans tenir compte des facteurs d’efficacité propres à l’action publique.
Il en résulte, depuis le rapport Longuet de 1979, une volonté d’isoler les fonctions d’exécution, privatisables, des fonctions de conception et de décision aux mains de la haute fonction publique, laissées à l’écart de ce managérialisme. Cette dernière est elle-même concurrencée dans son rôle conceptuel par les cabinets de consultants privés qui travaillent au sommet avec les cabinets ministériels.
L’Etat se désinstitutionnalise, il est désormais «hors les murs», dilué dans des réseaux de relations interpersonnelles, à la configuration floue qui traverse la frontière entre public et privé. On assiste donc à un déclassement social général de la fonction publique ravalée au rang de simple outil, ce qui n’est pas pour revaloriser le rôle de l’Etat et fait désormais le bonheur du RN.
L’idée de contourner les protections accordées par le statut général ne relève pas que du souci managérial. Elle traduit un phénomène de concentration de la décision politique qui se fait au détriment des administrations dont l’autonomie réelle est très réduite. Et on voit bien le danger de mises en cause pour insuffisance professionnelle dont les critères d’évaluation seront très variables selon les métiers et les contextes. On pourrait vite voir fleurir des décisions motivées par le profil social ou politique des «insuffisants», une insuffisance qui s’avère généralement collective et peut concerner l’encadrement ou les politiques qui décident sans savoir.
Du reste, cette insuffisance est déjà sanctionnée sur le terrain par le fait de ne pas pouvoir faire une belle carrière. Alors, pourquoi ne pas donner l’exemple en évaluant sérieusement tous les emplois de direction, dans les administrations centrales comme dans les établissements publics ? Les grandes réformes menées au Royaume-Uni ou en Italie ont commencé par le haut.
Si cette réforme a pour seul objectif de contrer Les Républicains sur le terrain du libéralisme et de conserver une partie de leur électorat, c’est faire fausse route, car les électeurs français ne sont pas focalisés sur le nombre des fonctionnaires mais plutôt sur l’absence de services publics. En revanche, elle aura un contre-effet massif : celui de rendre les fonctions publiques encore moins attractives qu’elles ne le sont aujourd’hui. Or c’est bien la grande question de la qualité des recrutements qui est désormais posée. Les taux de sélectivité des concours de fonctionnaires n’ont cessé de baisser depuis les années 2000, parfois dans des proportions énormes pour certains postes, comme dans l’enseignement. Dans certains cas, les postes ne peuvent même plus être pourvus. La fonction publique risque de revenir à sa médiocrité des années 30. Et ce n’est pas en imitant le secteur privé, sans ses salaires qu’on pourra la réformer durablement.