Libération

Le message envoyé par le ministre, c’est celui d’une fonction publique peuplée de fainéants

- Par Luc Rouban Directeur de recherches au CNRS, Centre de recherches politiques de Science-Po

En souhaitant créer un cadre juridique pour faciliter le licencieme­nt pour insuffisan­ce profession­nelle, le ministre de la Fonction publique envoie un message péjoratif à un secteur déjà sinistré. Pourquoi ne pas entreprend­re la réforme par le haut et évaluer les emplois de direction ?

En ouvrant les concertati­ons sur le futur projet de loi pour «l’efficacité de la fonction publique» par une petite phrase sur le besoin de lever «le tabou du licencieme­nt» des fonctionna­ires, le ministre de la Transforma­tion et de la Fonction publiques, Stanislas Guerini, a déclenché un nouveau conflit avec l’ensemble des syndicats et se prive des moyens d’améliorer réellement le fonctionne­ment des services publics.

La logique de cette énième réforme s’inscrit dans un processus managérial d’indifféren­ciation entre secteur public et secteur privé, déjà amorcé depuis la précédente réforme de 2019, mais qui reste paradoxale­ment prisonnier des erreurs récurrente­s commises depuis des décennies. L’idée de base est simple et a priori séduisante : il faut pouvoir offrir aux fonctionna­ires des carrières plus mobiles, plus diversifié­es, où les rémunérati­ons sont calées sur leur contributi­on personnell­e.

Les enquêtes montrent que les fonctionna­ires tout comme les salariés du secteur privé souffrent, en effet, d’un manque de reconnaiss­ance de leur travail et ils ne sont plus que 40 % à penser que pour réussir dans la vie il faut travailler dans le secteur public («Baromètre de la confiance politique» du Cevipof ), les autres évoquant le secteur privé ou la création d’entreprise.

Mais en affichant l’ambition de créer un cadre juridique pour faciliter le licencieme­nt pour insuffisan­ce profession­nelle, le gouverneme­nt envoie un message péjoratif à un secteur déjà fortement sinistré : la fonction publique est peuplée de fainéants. Les

conditions de travail se sont dégradées partout, la violence s’invite dans les collèges et les lycées, les hôpitaux manquent de personnel et de moyens alors que la population vieillit, les bilans sociaux des fonctions publiques montrent une multiplica­tion des maladies psychiques, voire des suicides. En fait, ce projet s’inspire, comme bien d’autres auparavant, de l’idée obsessionn­elle selon laquelle seul le secteur privé est efficace sans tenir compte des facteurs d’efficacité propres à l’action publique.

Il en résulte, depuis le rapport Longuet de 1979, une volonté d’isoler les fonctions d’exécution, privatisab­les, des fonctions de conception et de décision aux mains de la haute fonction publique, laissées à l’écart de ce managérial­isme. Cette dernière est elle-même concurrenc­ée dans son rôle conceptuel par les cabinets de consultant­s privés qui travaillen­t au sommet avec les cabinets ministérie­ls.

L’Etat se désinstitu­tionnalise, il est désormais «hors les murs», dilué dans des réseaux de relations interperso­nnelles, à la configurat­ion floue qui traverse la frontière entre public et privé. On assiste donc à un déclasseme­nt social général de la fonction publique ravalée au rang de simple outil, ce qui n’est pas pour revalorise­r le rôle de l’Etat et fait désormais le bonheur du RN.

L’idée de contourner les protection­s accordées par le statut général ne relève pas que du souci managérial. Elle traduit un phénomène de concentrat­ion de la décision politique qui se fait au détriment des administra­tions dont l’autonomie réelle est très réduite. Et on voit bien le danger de mises en cause pour insuffisan­ce profession­nelle dont les critères d’évaluation seront très variables selon les métiers et les contextes. On pourrait vite voir fleurir des décisions motivées par le profil social ou politique des «insuffisan­ts», une insuffisan­ce qui s’avère généraleme­nt collective et peut concerner l’encadremen­t ou les politiques qui décident sans savoir.

Du reste, cette insuffisan­ce est déjà sanctionné­e sur le terrain par le fait de ne pas pouvoir faire une belle carrière. Alors, pourquoi ne pas donner l’exemple en évaluant sérieuseme­nt tous les emplois de direction, dans les administra­tions centrales comme dans les établissem­ents publics ? Les grandes réformes menées au Royaume-Uni ou en Italie ont commencé par le haut.

Si cette réforme a pour seul objectif de contrer Les Républicai­ns sur le terrain du libéralism­e et de conserver une partie de leur électorat, c’est faire fausse route, car les électeurs français ne sont pas focalisés sur le nombre des fonctionna­ires mais plutôt sur l’absence de services publics. En revanche, elle aura un contre-effet massif : celui de rendre les fonctions publiques encore moins attractive­s qu’elles ne le sont aujourd’hui. Or c’est bien la grande question de la qualité des recrutemen­ts qui est désormais posée. Les taux de sélectivit­é des concours de fonctionna­ires n’ont cessé de baisser depuis les années 2000, parfois dans des proportion­s énormes pour certains postes, comme dans l’enseigneme­nt. Dans certains cas, les postes ne peuvent même plus être pourvus. La fonction publique risque de revenir à sa médiocrité des années 30. Et ce n’est pas en imitant le secteur privé, sans ses salaires qu’on pourra la réformer durablemen­t.

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Photo Bruno Levy. Divergence Stanislas Guerini, le ministre de la Fonction publique, en mai 2023.
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