Kirin J. Callinan Sa diagonale du flou
L’Australien totalement inclassable et aux télescopages musicaux géniaux sort un nouvel album et brouille définitivement son image. Hors normes sur scène, il sera pour quelques dates en Europe.
Quinze semaines de présence dans les classements de vente de singles en France en 1984, tout le monde s’en souvient, au moins vaguement : C’est lundi, rockabilly aux confins de la parodie, sur lequel Jesse Garon (de son vrai nom Bruno Fumard) égrenait les horreurs d’une semaine qui commence. «C’est lundi / Dans mon lit /L’est 11 heures / Mal au coeur/Mal dormi/Envie de pipi.» C’est ce que les Anglo-Saxons appellent une novelty song, une chansongadget, drôle, jetable, éphémère.
Il y avait pourtant, pour qui savait le déceler, autre chose dans cette scie débilitante. Caché en son coeur profond, comme un code, un secret. Annoncé par sa construction même, qui ne comptait ni couplet ni refrain mais progressait à la manière d’une inexorable montée, au cours de laquelle le chanteur racontait, après son lundi, son mardi, puis l’intégralité de sa semaine. Et quand arrivait enfin le bout du week-end, au paroxysme de l’exaltation, avec l’abominable prescience de celui qui voit le cycle recommencer, inévitable, inexorable, Jesse Garon lâchait, d’une voix tremblante et terrifiée, tel un Sisyphe gominé : «Et soudain, c’est dimanche».
Acrobatie hallucinatoire
Moment tragique, effarant, aux proportions bibliques, dans une chanson qui était pourtant à peine plus qu’un gag. C’est comme si Hamlet, Nietzsche et Godzilla avaient débarqué dans un épisode d’Hélène et les Garçons, défonçant un mur, hagards et fous. Moment inouï qui contenait toute la promesse et le paradoxe du rock & roll : ce mélange d’indignation et de résignation, cette violence retournée contre elle-même, cette façon d’être à la fois le soldat lancé à l’assaut d’une montagne de cadavres dans la Révolte du Caire de Girodet et le vice-consul d’Au-dessous du Volcan de Malcolm Lowry, enseveli par le monde qui glisse tout entier dans un ravin où il finit recouvert par le cadavre d’un chien. Ce type d’indicible révélation, on n’en trouve pas une mais une demi-douzaine sur le nouvel album de Kirin J. Callinan, If I Could Sing, sorti en février. Des points de bascules irrépressibles, des portes qui s’ouvrent en claquant dans des chansons où tout semblait verrouillé. Sur le single Young Drunk Driver où, après avoir chanté les errances d’un jeune conducteur ivre, ils lancent en guise de non-refrain (là encore, on est dans des constructions affolées, extatiques, bousculées) un foudroyant «Do you believe in angels ?» («Croyez-vous aux anges ?») qui, rajoutant de l’intensité à l’intensité, du drame au crescendo, une matriochka dans la boîte de Pandore, fait complètement ployer la chanson, ouvrant une brèche vers quelque chose qui ressemble à un paradis hurlant. On crierait volontiers au miracle si le personnage ne nous avait, depuis une dizaine d’années déjà, habitués à ce type d’acrobatie hallucinatoire. Capable dans un même titre de faire cohabiter l’excessif et l’intime, le grotesque et le fragile. D’exister à la fois comme une star préfabriquée, un bouffon parodique et un des plus grands compositeurs de sa génération. Découvert à la fin des années 2000 en adolescent longiligne et inquiet vêtu de tailleurs Chanel, robes d’outre-espace ou costumes de marin dans Mercy Arms, groupe shoegaze de Sydney qui a implosé juste après avoir reçu d’une major la plus grosse avance jamais versée pour un groupe sur le continent australien. Retrouvé peu après sous les traits d’un guitariste au jeu abstrait et aérien évoquant autant Ry Cooder et Daniel Lanois que Frank Zappa ou Kevin Shields, au service des talents les plus incandescents de la zone océanique (Jack Ladder, Alex Cameron). Avant d’assister à son spectaculaire envol en solo, sur deux albums qui l’ont vu passer d’un rock labyrinthique aux accents industriels (Embracism, en 2013) à un mélange d’extravagance outrée et de mauvais goût
absolu, avec l’insensé Bravado, en 2017. Un disque sur lequel Kirin J. Callinan joue avec les esthétiques musicales les plus ingérables (trance, funk, opéra, swing, dubstep, new age, stadium rock) entouré d’invités incongrus, de Weyes Blood à Mac DeMarco, en passant par le saxophoniste James Chance, les frères Finn du groupe Crowded House, ou la «siffleuse» Molly Lewis. Le résultat, à la fois performance post-post-post moderne et concentré de joie pure, imperméable à la honte, contaminera jusqu’aux strates les plus gluantes d’Internet avec le clip ultra-viral du single Big Enough, hymne maximal mêlant country et EDM où Jimmy Barnes, le Johnny Hallyday australien, hurle sans discontinuer, perché dans les nuages, habillé en cow-boy d’opérette.
«Le moins cool du monde»
Une vidéo qui a fatalement dégénéré en mème internet, répandant le nom de Kirin J. Callinan partout, mais contribuant aussi à brouiller définitivement son image. «Quand j’ai fait mon premier album, Embracism, on m’a immédiatement considéré comme quelqu’un de cool – sombre, intense, torturé, le genre à prendre très au sérieux, nous confie-t-il. Mais je n’étais pas du tout à l’aise avec cette idée. J’ai fait Bravado pour aller à l’encontre de tout ça. Envoyer paître tout le monde. Faire le disque le moins cool du monde. Et ça a marché. A tel point que je suis devenu pas cool du tout. Et ça ne m’a pas plu non plus.»
Alternativement considéré comme un génie absolu ou un sombre guignol, Callinan connaît une crise d’identité particulièrement ardue, peinant à cohabiter avec le monstre qu’il est devenu sur scène – où pour ne rien arranger, il change fréquemment d’apparence, capable de débouler grimé en mime ou en barde moyenâgeux. Pas étonnant qu’il se soit également retrouvé durant cette période derrière les caméras – il héritera d’un rôle secondaire dans la deuxième saison de Top of the Lake, la série télévisée de Jane Campion. Et se soit payé, de manière nettement plus inattendue, une tour dans la fosse aux salauds : en 2017, aux Aria Awards, équivalent australien des Victoires de la musique, le chanteur, encouragé par les photographes, soulève son kilt sur le tapis rouge, exhibant furtivement ses parties intimes. Un geste qui sera interprété par des artistes témoins de la scène comme une agression et lui vaudra d’être traduit en justice et déprogrammé de plusieurs festivals. L’incident, aujourd’hui oublié, sera toutefois dévastateur pour Callinan qui l’abordera de manière assez habile en se réappropriant les paroles du Rise de Public Image («I could be wrong, I could be right») sur son disque suivant, Return To Center, paru en 2019. Un album de reprises basé sur un concept à nouveau très guignolesque – produire un disque entier gratuitement en achetant pour 9 000 dollars de matériel chez Guitar Center et ramenant l’intégralité avant la période d’essai de quatorze jours pour se faire rembourser. Mais sous ses airs d’exercice de style potache, Return to Center se montre paradoxalement plus personnel que ses deux disques précédents. Plus dépouillé, plus vulnérable, révélant un peu plus et un peu mieux qui est vraiment Kirin J. Callinan. Trop sans doute – profitant du break forcé imposé par la crise sanitaire, le chanteur se fera plus discret, retournant à la guitare, notamment pour Genesis Owusu dont il devient un des musiciens attitrés et avec qui il co-écrit plusieurs titres. Ou, plus ponctuellement, pour des artistes tels que Jockstrap, Nicolas Godin de Air ou Caroline Polachek.
Il faudra attendre une série de dates australiennes en 2023 pour que son retour se fasse plus net, avec un album planqué dans les tréfonds de clés USB qu’il vend, donne, échange, après ses concerts – on ne sait pas très bien, ça change selon les jours. Sur les réseaux sociaux, il exprime une envie de sortir du circuit traditionnel, des labels, du streaming. Il finira par retirer l’engin de la circulation, puis l’annoncer de nouveau, avant de revenir sur sa décision, le retarder, mettre la pression à coups de vidéos – toujours ahurissantes, où il apparaît déguisé en homme-poisson, soumis à des tortures médiévales ou déformé par une intelligence artificielle. Jusqu’à ce que le disque sorte enfin de manière tout à fait classique en février, sur son label Worse Records, créé pour l’occasion. A l’arrivée, malgré les multiples détours et courts-circuits, If I Could Sing ressemble exactement à ce qu’on pouvait attendre d’un nouvel album de Kirin J. Callinan : un aberrant téléscopage de styles, de la pop-punk vocoderisée d’Anaemic Adonis aux suppliques opératiques d’In Absolutes, parsemé d’invités qu’on n’attendait pas forcément à la porte – le chanteur québécois Hubert Lenoir, la Française Fishbach. Et une sensibilité plus palpable, moins enfouie sous les effets et les dérapages, qui le rapproche plus que jamais de son groupe fétiche, les Anglais de Prefab Sprout.
créature protéiforme
Formation menée dans les années 80 et 90 par le génial Paddy McAloon, compositeur monstre, comme Callinan, souvent pris de haut et raillé pour sa musique considérée comme jetable, commerciale, niaise ou potache, alors qu’elle se contentait d’exposer au grand jour, sans filtre ni retenue, ce que les autres dissimulaient sous des poses ennuyées et du cool étudié. «Pour moi, Paddy McAloon est au même niveau que des gens comme Brian Wilson ou John Lennon. Il a tout : les mélodies, les paroles, mais aussi le goût de la production. Il est borné et obsessionnel et en même temps complètement original. Mais il a aussi très vite compris qu’il n’aurait jamais le succès qu’il espérait avoir, auquel il pensait être destiné. C’est ce qui donne à ses chansons quelque chose de profondément tragique.» Un sort qui pourrait s’abattre un jour sur de Kirin J. Callinan. «Pourrait» – parce qu’il existe un domaine sur lequel cet Australien fantasque ne permet aucun doute, aucune réserve : la scène.
Concerts délirants à mi-chemin entre le show superlatif et le spectacle de stand up comique, où seul face au public, armé d’une collection de guitare aux formes et aux couleurs impossibles, il se mue en une créature protéiforme, virtuose, reptilienne et suante, mélange hors limites entre Alan Vega, Prince, Freddie Mercury, Mike Patton, Morrissey, Scott Walker, Nicolas Cage et David Guetta. Prenant à partie les spectateurs, l’aguichant de ses pas de danse millimétrés, de ses gestuelles d’outre espace, grimpant aux échafaudages, invitant le public sur scène. Et se permettant aussi, à l’occasion, de casser quelques codes en vigueur. Lors d’un de ses derniers passages à Paris, en 2019, il demandait ainsi à l’assistance, pour exorciser sa peur de chanter dans une salle vide, de quitter les lieux pendant son dernier titre, afin qu’il puisse le jouer seul, sans le moindre spectateur. Tout le monde s’était exécuté, dans un mélange d’euphorie et d’incompréhension. Rare, mal compris, fou, épuisant, intense, irrégulier, Kirin J. Callinan redéballera ce mois-ci son cirque tourmenté pour une poigne de dates à travers l’Europe. Durant cinq jours, de Londres à Berlin, la porte vers le paradis hurlant sera momentanément ouverte. A Paris, ce sera le 21 avril. Croyez-le ou non : ça tombe un dimanche.