Dagar Brothers, aum sweet aum
Plusieurs enregistrements inédits de 1964 du duo formé par les frères Moinuddin et Aminuddin Dagar révèlent l’héritage de leur art vocal, où se maintient une tradition méditative d’une grande pureté.
Ils étaient deux voix. Deux chants qui s’élevaient vers les cieux en plongeant au plus profond de leur âme. Les frères Dagar, un nom bien connu de tous les amoureux de musique hindoustanie, surent comme trop peu conjuguer sentiment de rigueur et improvisations hors du commun, deux qualités paradoxales qui vont durablement marquer les esprits mélomanes plutôt à l’Ouest des musiques indiennes. Il faut écouter l’ultime ascension de Coltrane comme les ascétiques apnées d’un La Monte Young pour mesurer combien l’écho des Dagar eut des répercussions sur les innovateurs de l’autre rive du globe. Jusqu’alors, seul Ravi Shankar, future icône pop, établit un premier crossover entre ces deux entendements du monde. Mais avec Nasir Moinuddin et Nasir Aminuddin Dagar, l’oreille s’ouvrait tout autrement. Tant et si bien qu’un musicien comme Don Cherry partit en 1974 étudier auprès d’Ustad Zia Mohiuddin Dagar, grand maître de la rudra vina. «De puissants improvisateurs capables de suivre toute mélodie tout en pouvant s’en écarter d’une subtile inflexion», se souvenait-il à l’hiver de sa vie.
Dix ans avant que l’esthète trompettiste ne franchisse le Gange, les aînés des Dagar – deux autres frères, tout aussi envoûtants, s’illustreront dans leurs traces par la suite – se produisaient pour la première fois en Europe à l’initiative d’Alain Daniélou, musicologue qui s’était installé à Bénarès dès les années 30. Surnommé Shiv Sharan –le protégé de Shiva –, cet indianiste convia la fratrie sous la bannière de l’Unesco à Berlin, Venise et Paris, dans des récitals qui vont devenir mythiques. C’est justement plusieurs enregistrements inédits, une partie du concert berlinois en septembre 1964 et des faces studio gravées dans la foulée, qui viennent de sortir sur le label Black Truffle. Dans les notes de pochette, Peter Pannke se souvient comment il a eu vent de ces inédits, lors de sa rencontre avec Daniélou au début des années 70. «Nous n’avons pas pu les publier car la bande de mon enregistreur Nagra s’est arrêtée quelques secondes avant la fin de leur dernière et plus belle interprétation du rag Jayajayavanti, lui confia Daniélou
Vertiges. Plus de cinquante ans plus tard et malgré cette fin tronquée, une telle redécouverte tient toutes ces promesses, démontrant l’immanente atemporalité de cette musique. Soit quatre rags, pour deux disques dans deux formats différents. Impossible de sortir autrement qu’en CD le live, car l’introductif rāga Miyān kī Todī, une mélodie matinale bien connue mais interprétée avec une pénétrante sobriété, se déploie sur près de quarante minutes – idéal pour faire une session de yoga – tandis que le second thème, le moins couru rāga Gaud Sārang, un curieux mix de deux rags (Gaud et Sārang), avoisine les trente minutes. Les sessions studio sont quant à elles parues en LP, puisqu’il s’agit de deux parties – plus de vingt minutes chacune, tout de même – de deux rags: le rāga Malkauns, autre classique du genre que l’on joue en nocturne, et le rāga Jaijaivanti, plus approprié au début de soirée.
Les amateurs y retrouveront tout ce qui fonde la faconde exceptionnelle des Dagar, capable d’une insensée assise sur les cycles rythmiques et d’une puissance d’imagination dès qu’il s’agit de s’en départir pour cheminer sur les échelles microtonales. Quant aux néophytes, ils découvriront les vertiges de la lenteur du alap, cette partie introductive dont la base est le fondamental «aum», la syllabe sacrée, symbole du souffle originel. Dans ce moment de vérité, où nul ne peut se planquer derrière des artifices pyrotechniques, il s’agit d’aller toujours plus intensément à l’essentiel. Le alap constitue la rampe de lancement idéale aux élans vocaux qui s’ensuivent, boostés par le pakhawaj, majestueux tambour à double membrane qui magnifie l’art mathématique de la science rythmique indienne. Bien moins clinquante que les tourneboulantes tablas, cette séculaire percussion par son jeu plus grave et plus lancinant rappelle les enjeux du dhrupad, cet érudit style dont les Dagar permirent une renaissance après des décennies de repli.
Quatre éléphants. Considéré comme l’une des plus anciennes traditions musicales du Nord de l’Inde, le dhrupad dont le nom vient du sanskrit dhruvapada («poésie de forme fixe») remonte à plus de deux mille ans, variations à partir des hymnes et mantras du texte sacré Sama Veda. S’il connut un apogée du temps des empereurs moghols, sortant même du temple où cette prière était censée être interprétée face à un auditoire d’initiés pour se produire devant un parterre de hautes castes nobiliaires, ce socle de toute la musique classique hindoutanie vit son aura péricliter avec l’indépendance de l’Inde, les jeunes se tournant toujours plus vers des formes vocales plus légères. Jusqu’à ce que les Dagar, derniers-nés d’une lignée de dix-neuf générations, partent à la conquête du monde et, par un retournement classique, deviennent cultes en leur pays. Ce sera le début d’un nouvel essor pour ce chant qui se joue en règle générale à deux voix ayant «la force de quatre éléphants» selon un proverbe. «On revient toujours, un jour ou l’autre à la tradition, et c’est pourquoi il faut la conserver dans sa forme originelle. Notre famille est la garante de cette tradition, qui n’est ni austère ni fossile. Juste belle. Dans ma famille, nous n’avons jamais apprécié les fusions. Nous préférons une forme présentée dans sa pureté. C’est plus beau et émouvant», nous avait confié en mars 2000 Ustad Wasifuddin Dagar, qui se produisait alors au Théâtre de la ville de Paris. En qualité de fils de, l’héritier de cette dynastie, où «tout est affaire de transmission orale», savait «le défi» que représentait le fait d’être un Dagar dans un monde enclin à se perdre à toute vitesse. C’est aussi cela que transmettent à soixante ans de distance ces deux inédits : la permanence d’un art vocal qui défie les lois du temps.
Live, Berlin 1964 et The Lost Studio Recording, Berlin 1964 des Dagar Brothers (Black Truffle).