Luciano Canfora : «Je suis profondément reconnaissant de cette vague de soutien»
L’intellectuel communiste italien, attaqué pour diffamation par Giorgia Meloni, persiste et signe. Il explique qu’il se sent «tout à fait tranquille».
«Une affaire extrêmement grave», juge dans une tribune (lire ci-contre) un collectif d’une centaine d’universitaires européens, rejoints par des dizaines de collègues chaque jour. Pour la première fois depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, un chef de gouvernement traîne en justice un universitaire. Et pas n’importe lequel : Giorgia Meloni s’attaque à Luciano Canfora, 81 ans, illustre philologue classique (étude des langues et de la littérature grecque et latine) reconnu et apprécié dans le monde entier, communiste revendiqué. Publiés en français, ses travaux les plus connus décortiquent la démocratie et le pouvoir, puisant dans l’Antiquité matière à éclairer le temps présent (l’Imposture démocratique: du procès de Socrate à l’élection de G. W. Bush, Flammarion, 2003 ; la Démocratie : histoire d’une idéologie, Seuil, 2006 ; la Nature du pouvoir, les Belles Lettres, 2010).
En 2022, Canfora intervenait dans un lycée de sa ville natale des Pouilles et qualifiait la présidente du Conseil des ministres de «néonazie dans l’âme». Meloni, qui n’occupait pas encore ses fonctions actuelles, avait menacé de le traîner devant la justice, ce qu’elle a donc finalement fait. Mais ce procès en diffamation n’effraie pas l’historien.
Dans quel état d’esprit vous trouvez-vous à la veille du procès que vous intente Giorgia Meloni ?
Etant persuadé de la légitimité de mon hypothèse concernant la «psychologie des profondeurs» de ma plaignante, je suis tout à fait tranquille, tout en étant étonné de l’action judiciaire qu’elle a entreprise. Je suis profondément reconnaissant de la vague de soutien qui se manifeste dans toute l’Europe. Je m’en réjouis : il y a encore des gens d’esprit !
Quel regard l’historien de la démocratie que vous êtes porte-t-il sur cette attaque contre un chercheur, inédite depuis 1945 ?
En tant que chercheur intéressé depuis toujours par l’histoire de la démocratie en Europe, j’ai plusieurs fois constaté que c’est surtout en climat de guerre que l’intolérance tend à se manifester. Un archétype dans l’histoire occidentale : je pense à Cléon, démagogue athénien, contre Aristophane, auteur dramatique en pleine guerre du Péloponnèse au Ve siècle av. J.-C. Bien sûr, c’est souvent le cas lorsque le pouvoir traite les intellectuels comme des ennemis : c’est le cas de Bismarck, chancelier impérial d’Allemagne, contre l’historien Theodor Mommsen en 1882. Condamné à la prison, il abandonna son siège de député.
Dans quelle mesure vos engagements communistes ont-ils pu faire de vous une cible privilégiée de la
Première ministre ?
Depuis 1998, la presse de droite aime m’attaquer à cause de ma candidature sur les listes d’un parti qui s’appelait les Communistes italiens. Cette tendance légèrement maniaque à la polarisation m’a toujours amusé. Il s’agit là d’un phénomène intéressant. C’est la démonstration du fait que les catégories politiques fonctionnent sur deux niveaux : le niveau biographique immédiat, «ponctuel», contingent, et le niveau métaphorique, concernant les grands courants de la pensée bien plus durables que les partis politiques. Dans le cas qui nous occupe, cela permet de s’en prendre à la fois à des individus et à des groupes entiers.
Dans la presse française, notamment, le parti de Meloni est qualifié de «post-fasciste». Pourquoi n’attaque-t-elle pas aussi celles et ceux qui l’emploient ?
Mon hypothèse, c’est que l’extrême droite italienne, dès son début fin 1946 (naissance du Mouvement social Italien, fondé par Giorgio Almirante, ancien fonctionnaire de la République pro-nazi de Salo), s’efforce d’effacer le lien profond qui existait entre la République de Salò (République sociale italienne) et ses protecteurs hitlériens, d’où l’intolérance qui se manifeste lorsque quelqu’un souligne ce lien ineffaçable. Si la République sociale italienne a existé, c’était grâce au soutien des armées nazies occupant l’Italie du Nord de septembre 1943 à fin avril 1945. C’était donc un «Etat-satellite» du IIIe Reich à la fois dans la pratique, avec la persécution des Juifs, et dans le prétendu «socialisme national». Et le Mouvement social italien, berceau politique de Giorgia Meloni, se rattachait, dans son nom comme dans ses programmes mais aussi dans les personnes mêmes de ses dirigeants, justement à cette «République».
Dernier ouvrage paru : Politique et littérature dans la Rome ancienne. Des origines à Augustin (Delga).