Appelez-moi à nouveau «France»
Monologue du porteavions de nouvelle génération, supposé remplacer à long terme le «Charles-de-Gaulle», à l’heure d’un réarmement militaire imprévu.
Pang, tel est mon nom de code ! Pang (1) veut dire «porte-avions nouvelle génération». Ce qui fait de moi l’esclave d’une mode belliqueuse aussi soudaine qu’impérieuse, quand je fus longtemps une fantasmagorie méprisée, forte de 75 000 tonnes d’acier. J’étais une chimère morte avant d’être née, un projet pharaonique renvoyé aux calendes sans trop d’esclandre, une survivance imaginaire qui jamais n’assurerait la descendance du Charles-deGaulle. J’étais ce rêve ancien de mammouth en fer gris que la furtivité virale et l’intelligence artificielle devaient envoyer au cimetière des éléphants. Cher à Montesquieu, le doux commerce entre nations post-modernes nombrilistes m’avait presque dématérialisé. Mais voici que Mars se remet à trucider Hermès et que l’on me sort des limbes budgétaires. Et voilà qu’on me ressuscite pour aller faire bangbang sur les cinq océans et panpan sur les sept mers. Je suis le symbole long de 305 mètres du réarmement trompeté par Macron. Me voilà cheval d’orgueil d’une économie de guerre décrétée par nos autorités affolées. Je suis là pour faire pièce aux gangs russes et islamistes, sans compter les autres ennemis qui ne vont pas manquer de proliférer aux franges de l’empire. Nous pensions que les conflits étaient définitivement délocalisés, miniaturisés, euphémisés. Nous vivions déprimés par notre félicité matérielle et notre longévité médicamentée dans des sociétés qui imaginaient pouvoir encager la violence derrière les barreaux d’une attention attendrie aux affaiblis comme aux hypersensibles. On pensait qu’il suffisait de jouer à la bataille navale avec des modèles réduits sortis d’une imprimante 3D. Pas du tout ! Le canon tonne alentour et c’est moi qu’on ressort de son sommeil de bel au bois dormant.
Malgré tout, il y a une légère difficulté. Ce n’est qu’en… 2038 que je suis censé dévaler la cale de mise à l’eau. Je suis le fils du temps long et du contrat de plan quand l’immédiateté et l’imprévisibilité de l’époque risquent de tournebouler les techniques choisies et les options retenues. Je me régale du régalien et me soumets au vertical quand la puissance publique s’est couchée à l’horizontale avec le sociétal et ne sait comment s’en relever. Je suis toujours à propulsion nucléaire quand le renouvelable solaire, éolien ou hydrolien aurait pu inspirer Naval Group, mon constructeur. Je suis le frère cadet des EPR et de l’Airbus A380 et la filiation n’est pas idéale qui m’apparente à ces mastodontes inefficaces. Je suis un laboureur des mers au caractère plus proche de celui des porte-conteneurs chers à Rodolphe Saadé que des trimarans durablement développés par des skippers comme François
Je me régale du régalien et me soumets au vertical quand la puissance
publique s’est couchée à l’horizontale avec le sociétal.
Gabart ou Thomas Coville. Je suis le citoyen d’un Etat fatigué que Macron voulait agile comme une start-up et qu’il faut maintenant blinder pour défier les cuirassés Potemkine. Je suis le résident d’une République paysanne qui va d’un pas pesant de percheron quand il faudrait que je me fasse voltigeur aux hélices ailées. Je suis gros et lourd et je me projette pesamment sur les théâtres d’opérations, en Méditerranée orientale ou à la corne de l’Afrique. Je suis chargé comme un baudet de mes Rafale, de mes hélicos et de mes drones et entouré de ma noria de frégates, de pétroliers ravitailleurs et de sous-marins d’attaque. Il me manque cette virtuosité dont on fait désormais moins de cas que de ma solidité.
Pang, mon nom est Pang. Mais ce n’est qu’un pseudo pour agent secret en attente d’état civil. Mes prédécesseurs ont endossé la chasuble de devanciers glorieux. Jeanne d’Arc était une attaquante validée par Dieu et son roi, une ado qui a fini au bûcher mais qui racontait aussi la rivalité immémoriale avec l’Anglais. Charles de Gaulle était un militaire passé par Londres avant de restaurer un patriotisme courroucé qui pouvait virer au technocratisme industriel effilé comme un nez de Concorde et transperçant comme un rail de TGV. Pour leur succéder, les baptiseurs actuels hésiteraient entre François Mitterrand et Simone Veil. Ni l’un ni l’autre ne m’enchantent. Le premier aimait les arbres et les livres. La grande bibliothèque est à son image, d’autant qu’il avait le mal de mer. La seconde a libéré la santé et la sexualité des Françaises. Elle avait beau avoir ses rudesses, c’était une législatrice plutôt qu’une combattante en armure. A leur manière, tous deux ont fait l’Europe de la paix. Vu le changement de paradigme, il faudrait peut-être m’appeler à nouveau France, n’en déplaise à Michel Sardou, tant les vaisseaux terrorisants s’apprêtent à remplacer les paquebots de croisière. Pour l’heure, je ne suis que le porte-drapeau imaginaire d’une nation bleu blanc rouge qui peine à entraîner à sa suite le vieux continent. Ce dernier sait que le parapluie américain de l’Otan va bientôt se replier mais il peine à faire allégeance à l’arrogance française qui, ellemême, joue toujours solo. Sur terre comme sur l’eau.
(1) Le Monde du 9 avril.