Sylvie Selig Mieux vaut art que jamais
Après une vie de créations géniales et farfelues mais peu de reconnaissance, l’artiste de 83 ans a droit à sa première exposition dans un musée au MAC de Lyon, qui a fait l’acquisition de sa fresque monumentale «River of No Return».
«Et là, contre toute attente, ils meurent tous.» La voilà partie d’un grand éclat de rire, commentant l’image finale de sa gigantesque fresque peinte, River of No Return. On aurait dû s’en douter: malgré leur délicatesse, malgré la douce séduction qui émane des couleurs un peu passées et du tulle des jupes des filles, les histoires de l’artiste Sylvie Selig finissent mal, en général. On aurait dû s’en douter car elle avait laissé des indices: les dégoulinades de peinture à huile n’annonçaient rien de bon, les visages vides, sans traits ni reliefs n’étaient pas de bon augure non plus. Quant à ce gibet où pendent loups et crapauds… Sylvie Selig a travaillé trois ans sur River of No Return et c’est la première fois qu’elle peut voir son oeuvre de bout en bout : cette toile de 140 m de long et de 2 m 20 de haut, qui serpente d’un bout à l’autre, aller et retour, de l’immense salle du Musée d’art contemporain (MAC) de Lyon, était bien trop grande pour qu’elle puisse l’embrasser du regard dans son atelier du XVIIIe arrondissement parisien. Sylvie Selig a 83 ans et c’est aussi la première exposition qui lui est consacrée dans un musée. «Un bouleversement, après tant d’années», dit-elle.
Dans les salles du MAC, les membres de sa Weird Family, sculpturesassemblages de bric et de broc, posent crânement, avec leurs collerettes à feuilles et à plumes, leurs parures d’os, leurs têtes en papier mâché surmontées de cornes. Et plus belles et intrigantes encore sont ses toiles de tailles plus modestes, qui, nombreuses, s’accrochent aux murs du musée. Quelle beauté dans les délicats traits de feutre sur ce drap de lin, quelle noblesse dans ces figures aux traits antiques et ces corps nus sous de légers voiles ! Puis, de plus près : mais pourquoi cet homme a-t-il des oreilles de lièvre ? Et cette bande de rats qui s’agite? Et cette étreinte qui s’achève en viol? Les oeuvres de Sylvie Selig sont d’une beauté trouble.
Freaks à têtes de corbeaux
Elle n’y croyait plus, avoue-t-elle dans son bel atelier de Pigalle où on la rejoint au lendemain de l’inauguration de l’exposition. Elle qui n’a cessé de peindre depuis ses 13 ans, quand elle a dû s’arracher de Nice, où elle est née en 1941, pour suivre sa mère en Australie, ne croyait plus à la reconnaissance publique. Elle avait bien gagné des prix dans sa jeunesse australienne, créé des décors de théâtre pour Barry Humphries (il y a de cela aussi, du décor et du théâtre, dans la monumentalité et l’épopée de River of No Return), assisté, à 16 ans, le photographe Helmut Newton. Fréquenté Yves Klein, Erró et le génial dessinateur Tomi Ungerer, et illustré des livres pour enfants pendant vingt ans. Mais à 40 ans passés, quand elle quitte les vignettes pour se consacrer à ses toiles, de plus en plus grandes, elle renonce vite à frapper aux portes des galeries : «J’ai assez été humiliée. Je n’étais peut-être pas
prête à en payer le prix. Et puis je ne faisais sans doute pas ce qu’il fallait.» Irréductible aux lois du milieu, comme elle avait été rétive à l’école, arrêtée très jeune, ou à l’enseignement artistique : «Ma mère m’avait inscrite à l’Académie Julian, j’ai dû y mettre les pieds deux fois.» A l’époque, la peinture figurative n’intéresse personne, pas plus que les femmes artistes, si on en croit les anecdotes de Sylvie Selig quand elle dépeint la misogynie du milieu. Seule une petite galerie grenobloise aujourd’hui fermée, Jean-Marie Cupillard, l’accueille, et pendant vingt ans, à peine une poignée de lieux l’exposeront. Jusqu’à ce que son amie la designer Inga Sempé, fille du dessinateur et de la peintre et illustratrice Mette Ivers, lui conseille, il y a trois ans, de présenter ses oeuvres sur Instagram. «J’ai hurlé, rapporte l’artiste. Pas question de me mettre sur les réseaux sociaux !» Inga Sempé insiste. «Et je me suis prise au jeu…»
Une librairie d’art, Métamorphoses, la repère alors, l’expose et publie un beau livre (Inside Out Fairy Tales, les fables cruelles de Sylvie Selig, 2021), mais aussi une galerie (Mor Charpentier, qui la représente désormais) et les deux commissaires de la Biennale de Lyon 2022, Sam Bardaouil et Till Fellrath, qui exposent Stateless, une fresque sur toile de 50 mètres de long, déjà, et son étrange famille de freaks à têtes de corbeaux empaillés ou museaux de masque à gaz. Puis c’est la directrice du MAC, Isabelle Bertolotti, qui décide de lancer à l’automne dernier une souscription pour acheter River of No Return. L’oeuvre fait désormais partie des collections du musée. Le long de ce grand rouleau de toile se déploie une étrange histoire de l’art. Trois personnages, deux garçons candides et une fille plus affranchie, dérivent dans une petite barque le long d’une rivière de plus en plus inquiétante, croisent des êtres fantastiques mais aussi des citrouilles à pois (celles de Yayoi Kusama) ou des colonnes rayées (Buren bien sûr)… Cent quarante références en tout à des artistes contemporains. Tiens, voilà Chillida, et là la grande araignée de Louise Bourgeois ! Mais River of No Return est aussi une poésie. Gravés sur la peinture elle-même, les mots de l’artiste (en anglais, langue dans laquelle elle est encore aujourd’hui plus à l’aise pour écrire) racontent une histoire de «chapeaux brise-coeur», d’un «chien-triste pas si niais», et bientôt de murs menaçants et interminables, de campements et de longues processions de laissés-pour-compte. Il y a aussi de l’humour, sur les sexes d’hommes ou sur l’art contemporain : «Stupéfiant de voir comme les artistes contemporains sont devenus des as du marketing», s’amuse la petite héroïne de cette Odyssée sans retour. Dans l’atelier de Pigalle, une nouvelle toile monumentale sèche, à la verticale, enserrée dans une grande machine et deux rouleaux métalliques qui permettent à l’artiste de peindre, dix mètres par dix mètres, comme dans un métier à tisser. Comme la pellicule d’un film qu’on embobine (Selig est une passionnée de Lynch et Fellini). Le temps que l’huile sèche, elle dessine au feutre noir ou rouge, brode, rehausse de quelques touches d’acryliques ses belles et inquiétantes toiles sur draps de lin qu’elle achète au Marché Saint-Pierre ou sur les torchons et les nappes dont des proches l’ont approvisionnée pour qu’elle puisse continuer à peindre pendant le confinement. «Je n’arrête pas, c’est ma vie, je dois sans cesse répondre à une effervescence d’idées, dit-elle. Pour la première fois, j’ai un assistant qui fait l’inventaire de mes oeuvres. On en retrouve partout cachées sous les meubles !» Le même assistant se charge de récupérer les petits os d’animaux qui s’accrochent depuis peu aux fils de coton emmêlés sur les toiles de Selig. «Et regardez ce qu’il a trouvé dans les couloirs du MAC !» s’exclame-t-elle, réjouie, en nous mettant sous le nez les cadavres de petites souris toutes ratatinées (elle en a déjà fixé quelques-unes sur des peintures qui sèchent encore).
Derrière la fable,
la violence
Il y a du Lewis Caroll dans les lièvres qui peuplent ses dessins, chez ces jeunes filles ou garçons – les genres ne sont pas toujours bien définis chez Selig– livrés aux adultes qui les agrippent et les enlacent. Dans son oeuvre en trois lés de tissu, Alice, elle mêlait l’histoire du Pays des merveilles à celle de la Nuit du chasseur de Charles Laughton. «J’adore Caroll, dit-elle, mais je n’oublie pas son côté ambigu et incestueux avec la petite Alice.» Face à ses créatures hybrides, mi-humaines mi-animales, ces fables interespèces où les poulpes et les souris frayent avec les humains, on pense aussi à Donna Haraway, chez qui les humains embrassent les chiens à pleine bouche. Sylvie Selig ne connaît pas la philosophe, elle promet de la lire. Derrière la fable pourtant, la violence : agressions sexuelles, rapts, accouchements (avortements ?) d’êtres monstrueux… «La virtuosité et la lisibilité des dessins, le support de lin, de gaze, de mouchoirs, de torchons met en confiance, procure un plaisir primaire, écrit l’historienne Sylvie Aubenas dans sa préface au livre Inside Out Fairy Tales. On est dans un univers familier, mais comme dans les histoires intimes qui tournent mal et qui sont précisément l’objet de ces fables répétitives, les repères réconfortants se muent en cauchemar.» Sylvie Selig dit aussi, avec raison : «Il y a de la cruauté dans mes oeuvres, mais aussi de la tendresse et de l’humour.» Notre langue fourche, on lui demande qui sont ces hommes à oreille de lapins, elle reprend immédiatement : «De lièvre, pas de lapin. C’est trop gentil, les lapins.»
Sylvie Selig,
River of No Return au MAC Lyon (69), jusqu’au 7 juillet.
Rens. : mac-lyon.com