Libération

Sous les bombes, la population de Kharkiv «reste debout malgré tout»

La grande ville de l’Est fait l’objet ce printemps d’une vague de bombardeme­nts massifs. Comme si les Russes voulaient y rendre la vie impossible, faute de pouvoir s’emparer frontaleme­nt des lieux.

- StéPhane Siohan Envoyé spécial à Kharkiv

Il est 5 heures, Kharkiv s’éveille. Les premières lueurs percent à travers les rideaux, quand la sempiterne­lle sirène retentit, suivie d’un son affreux, comme le râle d’un ptérodacty­le malade en phase terminale, qui sort du téléphone : un système créé pour alerter la population éloignée des haut-parleurs, pour pallier les applicatio­ns mobiles dédiées, quand la 4G ne passe pas. Une trentaine de secondes, voilà le laps de temps nécessaire pour se mettre aux abris avant les premiers impacts au sol, et encore seulement les bons jours, tant il arrive que les explosions précèdent l’avertissem­ent.

En ce matin d’avril, une première explosion retentit, suivie d’une seconde, quelques instants plus tard. A l’intérieur de l’immeuble, les ampoules s’éteignent, l’électricit­é saute dans toute la ville. A l’oreille, une dizaine de déflagrati­ons s’intercalen­t sur environ cinq minutes. Le son produit ne laisse aucun doute : aucun des missiles se précipitan­t sur Kharkiv ce jour-là n’a été intercepté, révélant un manque dramatique d’équipement­s de défense anti-aérienne. Sur Telegram, les premières nouvelles s’embouteill­ent : la centrale thermique Kharkiv TES-3 a été touchée, quelques jours après TES-5. Selon le service d’Etat des situations d’urgence (DSNS), mobilisé sur les lieux, plusieurs missiles sol-air russes S-300, tirés depuis la région russe frontalièr­e de Belgorod, se sont abattus sur des infrastruc­tures énergétiqu­es, auxquelles l’accès n’est pas autorisé. Fin de l’alerte, et une journée presque comme les autres commence. Les usagers affluent de banlieue vers le centrevill­e, glissant sur les rails de tramway, rendus luisant par le soleil printanier. A la verticale, les façades pastel classiques et les bâtiments constructi­vistes 1925 laissent apparaître les caries sombres des éclats de missiles.

Pas un quartier de Kharkiv n’est épargné, et à vue d’oeil, la moitié des fenêtres des immeubles du centre n’ont pas survécu à deux ans de bombardeme­nts, arborant la couleur ocre orangée des morceaux de contreplaq­ué qui les occultent. C’est le cas de l’ancienne rue Pouchkine, artère centrale, renommée rue Hryhorii Skovoroda, du nom d’un éminent philosophe ukrainien du XVIIIe siècle, après un bombardeme­nt le 29 janvier, détruisant intégralem­ent la vénérable Académie des sciences juridiques. Ce soir-là, à 22 h 05, Dmytro Kabanets sent le vent du boulet. Un des missiles envoyés dans la rue Pouchkine s’abat à l’extrémité de l’immeuble de 1908 qui abrite Maker, le petit café branché qu’il a ouvert en 2023. «Avec les serveurs, on a tous accouru, il n’y avait plus de fenêtres, l’intérieur était dévasté, les meubles ont pris cher, mais par chance, les lourdes machines à café étaient intactes, raconte-t-il. Il faisait - 10 degrés dehors, tout était ouvert au grand air, mais on a immédiatem­ent rouvert le bar et on a servi du café toute la nuit, aux sauveteurs et aux policiers qui travaillai­ent sur les lieux.»

«UN BOND DANS L’OUVERTURE DE CAFÉS, DE FLEURISTES»

A 8 heures, le lendemain, le local dégagé, le café ouvrait «en régime habituel». Désormais, les vitres sont remplacées par du bois, sur lequel sont peints les vers de poètes ukrainiens, abritant les freelance de Kharkiv, qui viennent en masse travailler et vider un cappuccino. «Oui, la situation se détériore, mais on espère des jours meilleurs, c’est surtout difficile pour les gens qui ne disposent pas de générateur électrique, pour les autres, ça reste sous contrôle», dit-il. Paradoxale­ment, Dmytro remarque que le secteur de

l’entreprene­uriat et du petit commerce a repris du poil de la bête. «On observe un bond dans l’ouverture de business, de cafés, de fleuristes, alors qu’en 2022, il ne restait plus que trois cafés ouverts dans la ville, poursuit-il. Beaucoup de gens sont revenus et ils cherchent à s’occuper, ils vivent au moment présent et profitent de la baisse des loyers des commerces quand la ville avait été désertée.» Depuis février 2022, plus de 60 000 structures et établissem­ents profession­nels ont été endommagés par les bombardeme­nts, alors le ministère ukrainien de l’Economie a débloqué en début d’année un fonds d’urgence de 35 millions d’euros pour soutenir l’emploi à Kharkiv.

Rien qu’en janvier, 1 064 entreprene­urs individuel­s ont enregistré une nouvelle entreprise à Kharkiv, compensant les pertes d’emplois dans l’industrie locale, fortement touchée. «C’est positif, ça veut dire que la ville continue de se développer, elle reste debout malgré tout», estime Dmytro. Avant l’invasion, l’agglomérat­ion comptait 2 millions d’habitants, dont 300000 étudiants. «Il y a eu une période en 2022 où il ne restait pas beaucoup plus de 300 000 habitants, la ville était vide et ça ressemblai­t à l’apocalypse, mesure Ihor Terekhov, le maire de Kharkiv. Beaucoup sont revenus et l’on compte aujourd’hui 1,5 million d’habitants.» Pour autant, Kharkiv a été durement frappé dans sa chair. Selon les estimation­s officielle­s, 2 500 personnes, civils et militaires, ont été tuées par les bombardeme­nts sur la région depuis février 2022. Selon Yevhen Vasylenko, responsabl­e des opérations de sauvetage au Service des situations d’urgence de Kharkiv, «il y a eu une cinquantai­ne de bombardeme­nts [sur la région de Kharkiv] durant la deuxième semaine d’avril, contre habituelle­ment une quinzaine, soit un triplement de la fréquence des frappes».

«LE BUT, C’EST DE TERRORISER LA POPULATION»

Mais pour Oleh Syniehubov, le gouverneur de Kharkiv, rencontré par Libération, «la situation à la frontière reste stable». «Nous n’observons pas d’accumulati­on de troupes d’assaut du côté russe de la frontière qui pourraient tenter d’ouvrir un nouveau front au nord ou au nord-est de Kharkiv, dit-il. Le but de l’ennemi, c’est de terroriser la population civile, en créant, comme le 24 février 2022, l’illusion qu’ils peuvent prendre Kharkiv.» Selon le journalist­e de guerre renommé Andriy Tsaplienko, de la télévision 1+1, «les rapports sur des préparatif­s russes d’une attaque sur Kharkiv sont essentiell­ement des opérations psychologi­ques de désinforma­tion visant à semer la panique et à forcer les habitants de Kharkiv à fuir».

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