La leçon de «salaire décent» de Michelin au patronat et au gouvernement
L’actualité a du talent quand elle entrechoque le geste et la morale de si belle manière. La semaine avait mal commencé, avec le salaire démentiel de 36,5 millions d’euros de Carlos Tavares finalement validé par les actionnaires de Stellantis. Et voilà qu’une autre entreprise du secteur automobile, membre elle aussi du CAC 40, nous réconcilierait presque avec le monde sans pitié des multinationales. Mercredi soir, Michelin a annoncé avoir mis en place un «salaire décent» pour l’ensemble de ses 132 000 salariés dans le monde, doublé d’un «socle de protection sociale universel». De quoi s’agit-il? Le géant français du pneu a décidé de garantir à chacun de ses salariés, sur tous les continents, de pouvoir «subvenir aux besoins essentiels» d’une famille de quatre individus. En France, où le «Bibendum» emploie plus de 20 000 personnes, dont près de la moitié dans son fief clermontois, ce revenu plancher représente 25 356 euros à Clermont-Ferrand et atteint 39 638 euros à Paris, où le coût de la vie est devenu fou. Résultat, chez Michelin, la médiane des salaires au plus bas de l’échelle se situe déjà à 49 % au-dessus du smic, qui pointe actuellement à 21 203 euros bruts. Cette annonce aura donc peu d’impact pour les salariés français de l’entreprise plus que centenaire. Mais elle constitue une excellente nouvelle pour des dizaines de milliers d’employés dans le reste du monde qui ne bénéficient pas, loin s’en faut, du niveau de salaire hexagonal : en Chine, le salaire «décent» de Michelin représentera ainsi 2,3 fois le salaire minimum avec 69 312 yuans (environ 8 980 euros), versus 29 040 yuans. Même ordre de grandeur au Brésil. Et dans de nombreux pays, la protection sociale proposée par le groupe français sera une divine surprise: quatorze semaines de congé maternité et quatre semaines de congé paternité rémunérées, couverture santé complète et en cas de décès, versement d’un capital équivalent à un an de salaire et d’une rente éducation pour les enfants…
Michelin, qui dispute à Bridgestone le titre de numéro 1 mondial des pneumatiques, n’a pourtant rien d’une PME de l’économie sociale et solidaire avec ses 28 milliards de chiffre d’affaires. Mais son patron, Florent Menegaux, pense «que les gens qui travaillent doivent pouvoir vivre correctement de leur salaire», pouvoir «se projeter et sortir de la survie», comme il l’explique au Parisien. Voilà qui tranche avec le discours et l’attitude du patronat et du gouvernement qui n’ont pas le mot «décence» dans leur dictionnaire quand on parle fiche de paie. Par la voix du président du Medef, Patrick Martin, le premier a redit son opposition à toute indexation des salaires sur l’inflation au-delà du smic, préférant évidemment plaider pour de nouvelles baisses de charges en faveur des entreprises. Quant au gouvernement, il assure avec Gabriel Attal vouloir «désmicardiser la France»… alors qu’entre 2021 et 2023, le nombre de smicards a bondi de 1 million et une personne sur cinq est aujourd’hui payée au smic dans ce pays. Et ce n’est pas le marché de dupes de la TVA «sociale» ressortie par Bruno Le Maire qui permettra d’augmenter les salaires.
Le concept de «salaire décent» renvoie bien sûr à l’indécence de la rémunération à huit chiffres de Carlos Tavares. Ce dernier assume être payé 100 000 euros par jour, 518 fois plus que le salarié moyen de Stellantis ! A titre de comparaison, le discret patron de Michelin, Florent Menegaux n’a perçu lui «que» 2,7 millions d’euros en 2023. Treize fois moins que son homologue de Stellantis. Or Menegaux «estime être extrêmement bien payé». Ce qui a tout d’un rappel à la morale publique en direction de Tavares, même s’il assure ne pas souhaiter «donner de leçons».
Evidemment, on ne sera pas totalement dupes du coup de com de Michelin, dont le paternalisme historique n’a d’autre objet qu’un ordre social synonyme de profits allant en priorité aux actionnaires. Le groupe n’a d’ailleurs jamais hésité à supprimer des milliers d’emplois en France ces dernières années, au nom de sa compétitivité. Mais il faut reconnaître au geste de Michelin sa valeur d’exemplarité quand l’essentiel des grandes entreprises qui pourraient le faire ne veulent pas augmenter leurs employés au-delà de l’inflation (en 2023, les salaires ont progressé de 3,8% en moyenne selon la Dares), préférant mettre en avant primes et intéressement quand il y en a. Florent Menegaux indique pourtant que chez Michelin le «salaire décent» a eu pour effet une croissance de la rentabilité, car «les salariés, lorsqu’ils sortent du mode survie, s’engagent plus fort […] et fabriquent du résultat».
Et pendant ce temps-là que dit Carlos Tavares ? «Faites une loi» si vous trouvez que mon pactole «n’est pas acceptable». Bonne idée, reprise de volée par la gauche qui propose à nouveau de plafonner les salaires en entreprise dans un rapport de 1 à 20. Le gouvernement, lui, ne dit rien. De notre côté, on lui suggérerait bien de faire une loi sur le «salaire décent» s’inspirant de l’exemple Michelin. Mais tout cela a peu de chances d’aboutir en macronie.