Libération

L’Union européenne s’accroche aux marchés pour ne pas décrocher

Au sommet européen de mercredi et jeudi, les VingtSept ont cherché de nouvelles pistes de financemen­ts nécessaire­s aux investisse­ments pour opérer une relance économique du continent.

- Par Jean Quatremer Correspond­ant européen

Le sommet européen consacré à la relance de l’économie du Vieux Continent menacé de déclasseme­nt, qui a eu lieu jeudi, s’est éternisé tant les divergence­s sur les solutions sont grandes. L’ambition de Charles Michel, le président du Conseil européen des chefs d’Etat et de gouverneme­nt, était pourtant simplement de sonner le tocsin, en s’appuyant sur le rapport commandé à Enrico Letta, l’ex-Premier ministre socialiste italien, et surtout de convaincre les Vingt-Sept de charger la Commission d’élaborer un «New Deal» de la compétitiv­ité et de l’innovation afin que le décrochage de l’Union ne devienne pas irréversib­le. Même s’il ne s’agissait que de se mettre d’accord sur les grandes orientatio­ns, les débats se sont éternisés, non pas sur l’achèvement du marché unique, toujours en travaux, sur l’allègement des contrainte­s bureaucrat­iques ou sur les instrument­s de politique commercial­e, autant d’objectifs sur lesquels tout le monde est d’accord, mais sur les moyens de trouver de l’argent frais afin de financer les investisse­ments nécessaire­s à la relance. A défaut de consensus sur le lancement d’un nouvel emprunt européen, comme cela a été fait en 2020 avec le fonds de relance post-Covid de 750 milliards d’euros, il ne reste que la mobilisati­on de l’argent privé qui actuelleme­nt fuit l’Europe. En présentant le rapport Letta, mercredi, Charles Michel a souligné à quel point l’Europe «marchait sur la tête»: «Des entreprise­s européenne­s prometteus­es sont freinées dans leur développem­ent et rachetées par des sociétés américaine­s ou chinoises parfois avec de l’argent européen qui a été orienté sur les marchés financiers américains ou chinois.»

«système vicieux»

De fait, 300 milliards d’euros d’épargne européenne sont placés chaque année aux EtatsUnis, une somme à laquelle il faut ajouter, pour faire bonne mesure, les dépenses militaires des Vingt-Sept qui ont quasiment doublé depuis 2022 au profit des entreprise­s américaine­s (67 % des achats) et les achats massifs de gaz liquéfié américain destinés à remplacer le gaz russe. Le constat est terrible : c’est l’Europe qui finance à l’insu de son plein gré une bonne partie de la croissance américaine et donc alimente son propre décrochage… Une fois ce constat posé, le remède paraît simple: réorienter le flux d’épargne européen vers les entreprise­s de l’Union afin de leur offrir d’autres sources de financemen­t que celles des banques qui ont une aversion forte au risque et surtout, en période de crise, ont tendance

à fermer le robinet du crédit. En clair, il faut ouvrir grandes les vannes du financemen­t par les marchés financiers, les «roues de secours» du système bancaire pour reprendre l’expression d’Alan Greenspan, l’ancien président de la Réserve fédérale américaine. Mais voilà : si l’argent file aux Etats-Unis ou en Chine, c’est parce qu’il existe un véritable marché unifié des capitaux alors qu’en Europe, il y a vingt-sept marchés différents. Certes, ils ne sont pas étanches, mais la multiplici­té des réglementa­tions, par exemple en matière de droit des faillites, de droit fiscal, de droit hypothécai­re (une banque française n’acceptera pas de vous prêter de l’argent même si vous lui présentez une hypothèque sur un bien situé en Belgique), et surtout la fragmentat­ion des «infrastruc­tures de marché» (acheter une action implique des opérations post-marché de compensati­on, de règlement, de livraison, etc.) rendent les investisse­ments très complexes en Europe, d’où la préférence des acteurs de marché pour les Etats-Unis. Comme le dit Nicolas Veron, chercheur au Peterson Institute de Washington,

«il n’y a pas d’impossibil­ité d’investir en Europe, mais un système vicieux de petits obstacles qui découragen­t de le faire».

D’où l’idée de réaliser une «Union des marchés de capitaux», lancée en juillet 2014, au sortir de la douloureus­e crise de la zone euro,

par Jean-Claude Juncker, l’ancien président de la Commission européenne. Or, dix ans après, c’est l’échec, chaque Etat ayant défendu sa part de gâteau (par exemple la Belgique et le Luxembourg avec Euroclear et Clearstrea­m) et refusé toute supervisio­n via l’Autorité européenne des marchés financiers (AEMF) sise à Paris qui surveille essentiell­ement les agences de notation, car cela impliquera­it des abandons de souveraine­té.

«cathédrale nouvelle»

Il reste donc à voir si la décision prise jeudi par les Vingt-Sept de construire cette «cathédrale nouvelle», selon l’expression d’Emmanuel Macron, sera suivie d’effets concrets. Une AEMF rénovée et indépendan­te des Etats pourrait notamment lever les obstacles existant sans avoir à unifier l’ensemble des législatio­ns, sauf dans quelques domaines. Le précédent de l’Union bancaire, une création inimaginab­le avant 2012, pourra servir d’exemple : tout le monde a gagné à cette centralisa­tion du contrôle qui a permis de renforcer le système bancaire de l’UE. Nul doute que le prochain exécutif européen issu des élections du mois de juin sera une «Commission économique» et plus seulement «géopolitiq­ue», le mantra d’Ursula von der Leyen, la présidente sortante, comme l’a prédit Charles Michel. Après tout, l’un ne va pas sans l’autre.

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Ursula von der Leyen et le président du Conseil européen, Charles Michel, au sommet de l’Union européenne à Bruxelles, jeudi.
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PhOTO KENZO TRIBOUILLA­RD. AFP

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