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«L’Europe est la seule à vouloir faire de la rigueur»

Economiste en chef chez Allianz, Ludovic Subran plaide pour un effort d’investisse­ment massif afin d’enrayer le décrochage de l’économie européenne face aux Etats-Unis et à la Chine.

- Recueilli par LaUrEnCE BEnhamoU

«La Chine est en train de rafler les parts de marché

de l’industrie allemande sur tous les produits à forte

valeur ajoutée.»

Depuis 2017, l’économie du Vieux Continent décroche par rapport aux Etats-Unis et ce phénomène s’accélère : la croissance de la zone euro, de seulement 0,5% en 2023, devrait poussiveme­nt atteindre 0,8% en 2024, contre 2,5% pour les Etats-Unis l’an dernier et 2,7 % prévus cette année. Le sommet européen des 17 et 18 avril est consacré à ce décrochage, avec la présentati­on d’un rapport de l’exPremier ministre italien Enrico Letta, qui plaide pour une politique d’investisse­ment. Mario Draghi, exprésiden­t de la BCE, qui remettra bientôt à l’UE un rapport sur la compétitiv­ité européenne, pousse lui aussi pour un «changement radical» et dénonce un déficit d’investisse­ments de 500 milliards d’euros par an. Ludovic Subran, économiste en chef du groupe Allianz, appelle l’UE à investir massivemen­t sur l’industrie ou la transition énergétiqu­e, comme la Chine et les Etats-Unis, plutôt que de se focaliser sur la rigueur budgétaire.

Pourquoi les Etats-Unis font-ils mieux ?

L’Europe n’a qu’un tiers de la croissance créée par les Etats-Unis, en raison de plusieurs erreurs. Tout d’abord, le déficit public. L’Europe est la seule à vouloir faire de la rigueur, alors que les Américains et les Chinois dépensent à tout-va. Entre les baisses d’impôts sous Trump et les hausses de dépenses sous Biden, cela fait huit ans que les entreprise­s américaine­s sont très bien loties. Les Etats-Unis ont atteint 8 % de déficit public l’an dernier, mais 3 % de croissance. Il est vrai qu’ils disposent d’une force budgétaire qui leur permet d’être un Etat entreprene­ur, et de monétiser leur déficit sans sourciller. En revanche l’UE, avec ses règles budgétaire­s, a du mal à financer à la fois la guerre, la transition énergétiqu­e et l’innovation avec des budgets aussi chiches. Pour répondre à la pandémie et la guerre, nous avions explosé les budgets. Aujourd’hui, l’Europe est la seule à vouloir les ajuster et s’autoflagel­le au quotidien sur le fait qu’il faut faire moins. Autre grande différence, la politique d’immigratio­n. Près d’un tiers de la croissance américaine est dû à la démographi­e et au retour des migrants, dont des migrants qualifiés, à l’offre de travail et à la productivi­té. Alors que l’Europe souffre d’un déficit de productivi­té et aurait besoin de 300000 migrants supplément­aires par an pour maintenir l’offre de travail. L’Europe est en concurrenc­e avec les Etats-Unis pour l’arrivée de migrants qualifiés, car sa politique migratoire est au mieux inexistant­e, et au pire discrimina­nte. Troisième avantage, la productivi­té technologi­que américaine, avec la Tech. Sans oublier le fait qu’en sept ans les Etats-Unis sont passés de pays importateu­r d’énergie à exportateu­r net.

Quelles sont les solutions pour l’Union européenne ?

Ce n’est pas que les Européens dépensent trop, c’est qu’ils dépensent mal. Nous avons vu des records de programmes de rachats d’actions, de distributi­on de dividendes et de profits des grandes entreprise­s, avec un transfert de richesse des contribuab­les vers les actionnair­es. Et la France a indexé les retraites sur l’inflation, ce qui coûte 14 milliards par an, alors que cet argent sera sans doute épargné plutôt que dépensé. En France, pour revenir en trois ans d’un déficit de 5,5 % du PIB à 3 % [comme le prévoit le gouverneme­nt], il faudra une réduction de 1,5 point par an soit 10 à 15 milliards par an. Ce sera rogner 1,5 point de croissance par an… ce qui risque de ramener la croissance près de zéro. L’Allemagne a réduit son déficit budgétaire : elle est le seul pays en récession en Europe en 2023.

La concurrenc­e ne vient-elle pas de Chine ?

La Chine a également choisi de sortir de sa crise immobilièr­e par la dépense publique, qui représente 40% de son PIB. De plus, ses dépenses sont très orientées sur la politique industriel­le et les exportatio­ns : baisse de la TVA sur les véhicules électrique­s, aides aux minerais stratégiqu­es, aux batteries… L’Europe va subir un déferlemen­t de voitures électrique­s chinoises, moins chères et plus efficaces. Les Etats-Unis aussi dépensent 50 milliards de dollars par an en crédit d’impôt pour financer leurs start-up vertes. Nous assistons à un grand retour du protection­nisme et de la politique industriel­le. La Chine est ainsi en train de rafler les parts de marché de l’industrie allemande sur tous les produits à forte valeur ajoutée : le solde commercial entre Chine et Allemagne s’est inversé sur une centaine de secteurs industriel­s.

Quelle est la position des Européens dans ce débat «dépenses versus rigueur» ?

C’est l’antagonism­e entre buveurs de bière – le Nord de l’Europe – et buveurs de vin, entre une politique de souveraine­té et de barrières à l’entrée, défendue par la France, et le mercantili­sme prôné par l’Allemagne ou les PaysBas, qui préconisen­t plutôt de diversifie­r la production européenne. Mais en aurons-nous le temps ? Enrico Letta plaide pour des verticales industriel­les, dans l’énergie, la mobilité, les semi-conducteur­s et la défense notamment, sur lesquelles «mettre le paquet» avec des financemen­ts européens, plutôt que de mener une politique industriel­le dans chaque pays. Mais plusieurs pays de l’UE sont contre, par crainte de la bureaucrat­ie européenne ou pour garder des subvention­s locales à leurs champions nationaux, alors que les Américains et les Chinois y vont à fond. Je m’attends à ce que le rapport Draghi préconise une union de l’investisse­ment, pour financer le Green Deal, et d’arrêter d’ergoter avec chacun en abandonnan­t nos ambitions climatique­s, comme avec les agriculteu­rs. Sinon, les Européens devront importer tout ce dont ils auront besoin pour la transition énergétiqu­e, des pompes à chaleur aux panneaux photovolta­ïques, et leur déficit commercial vert va grandir, avec le risque de perdre des emplois dans ces secteurs. Il faut des “eurobonds” ou des “eurogreenb­onds” pour financer ces investisse­ments verts, face aux 500 milliards annoncés pour l’IRA [Inflation Reduction Act, le programme américain de crédits d’impôts aux investisse­ments, ndlr]. En réalité, des financemen­ts européens tout aussi importants existent à travers divers mécanismes, comme InvestEU ou NextGenera­tionEU, mais qui ne sont pas décaissés. Ce devrait être une priorité pour ces élections européenne­s: comment concurrenc­er les EtatsUnis et la Chine sur la politique industriel­le? Comment financer notre modèle social, comment faire en sorte que les acteurs financiers européens y prennent part ? Voilà les vrais sujets. Ces cinq années de mandature sont cruciales, la puissance du continent européen est en jeu.

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