Libération

Blocages en Guyane : «On ne veut plus choisir entre faire la manche et faire la mule»

L’ouest du territoire se révolte après le meurtre, le 8 avril, en pleine rue, d’une figure appréciée de la ville. Le préfet a fait des promesses sécuritair­es, les habitants les estiment insuffisan­tes pour sauver leur «jeunesse sacrifiée».

- Par ÉMILE BOUTELIER Envoyé spécial à Saint-Laurent-du-Maroni (Guyane)

Des restes calcinés de poubelles battus par la pluie d’Amazonie. C’est tout ce qu’il restait, mercredi matin, des barrages qui ont bloqué une journée durant la capitale de l’Ouest guyanais. Stationnés sur tous les points stratégiqu­es de l’agglomérat­ion, des camions militaires donnaient à SaintLaure­nt des allures de ville occupée.

La veille, la colère était pourtant pacifique au carrefour du Lac bleu, dans le sud de la ville, où près de 300 personnes étaient assemblées sur le barrage filtrant jusque tard dans la nuit. «L’un de mes fils a été agressé six fois, alors qu’il est encore au collège», raconte alors Kaylis (1), une quadragéna­ire présente depuis 5 heures du matin. «La vie de nos enfants ne vaut pas la même chose que celle des jeunes Français [de l’Hexagone, ndlr]. On ne va plus se laisser faire.» Seuls les soignants, les personnes malades ou les forces de l’ordre à pied étaient autorisés à passer.

C’est le meurtre en pleine rue, le 8 avril, d’Hélène Tarcy-Cétout, une pharmacien­ne de 34 ans, mère de quatre enfants et figure appréciée de la ville, qui a cristallis­é la colère des SaintLaure­ntais. Ville frontière avec le Suriname et point de passage essentiel du trafic de cocaïne vers l’Hexagone, Saint-Laurent n’échappe pas à la flambée de violence qui frappe la Guyane. En 2023, le ministère de l’Intérieur a recensé 59 homicides dans le départemen­t, 12 de plus qu’en 2022. Si nombre d’entre eux ont lieu en forêt sur les sites d’orpaillage clandestin, ce chiffre porte à près de 21 homicides pour 100000 habitants en 2023, contre 1,5 en moyenne à l’échelle de la France.

Excédés. En 2023, sept homicides ont eu lieu dans la commune pour une population de 50 000 habitants, selon la mairie. «La ville est une vraie poudrière», déplore Bernardin Monimofou, président de l’Asco, la principale associatio­n sportive de la ville, qui travaille à l’émancipati­on des jeunes par le sport. «Acheter une arme à Saint-Laurent-du-Maroni, c’est comme aller acheter une bière. Parfois, on entend les jeunes vider les chargeurs pour s’amuser.»

Le lendemain du meurtre, des associatio­ns de lutte contre l’insécurité et des citoyens excédés ont occupé la sous-préfecture. Face à la pression, le préfet, Antoine Poussier, s’est engagé officielle­ment à transmettr­e au ministre de l’Intérieur une partie des revendicat­ions des habitants, portées par le collectif Positif Soolan Pikin (PSP, «les natifs positifs de Saint-Laurent» en ndjuka). «Les gendarmes arrivent de métropole, passent trois mois ici, puis repartent, explique Gilbert Dolloué, le porte-parole et cofondateu­r de PSP. Nous méritons d’avoir de vrais policiers, recrutés ici et adaptés au terrain.» Le 10 avril, une opération «Place nette» a entraîné le déploiemen­t d’une trentaine de gendarmes supplément­aires, pour «lutter contre la délinquanc­e et les trafics».

Des promesses que beaucoup jugent insuffisan­tes. «Il y a déjà plus de 200 gendarmes en place à Saint-Laurent, avec des effectifs qui augmentent chaque année, s’agace Davy Rimane, député de la circonscri­ption de l’Ouest guyanais. Et pourtant chaque année, on bat les records du nombre de tués sur le territoire. Tant qu’il y aura de la misère, il y aura de la violence.»

Derrière la question sécuritair­e, cette éruption de colère révèle les errements d’une ville en plein essor démographi­que (passée de 7 000 à 50000 habitants en à peine quarante ans, selon l’Insee), frappée par la déscolaris­ation et le chômage des jeunes. «Dans une ville où l’âge médian est de 17 ans, un jeune sur deux arrête les études après la troisième, raconte Davy Rimane. Plus tard, un actif sur deux est sous le seuil de pauvreté. Comment voulez-vous que les gens restent calmes ?»

Informel. Autre facteur d’insécurité selon le député : une politique migratoire qui, en refusant systématiq­uement le titre de séjour aux nouveaux venus du Suriname voisin, réduit des pans massifs de la population à vivre dans l’informel. Près de 18 000 personnes vivraient dans des bidonville­s sur l’agglomérat­ion. «Les jeunes sont des victimes faciles pour les gangs et la consommati­on de substances, s’indigne Bernardin Monimofou, qui mentionne la circulatio­n en abondance de stupéfiant­s. C’est une jeunesse sacrifiée.» Sur les barricades, au carrefour du Lac bleu, Wesley, un travailleu­r de 24 ans, né dans le quartier informel de Bakalycée, a confiance dans la lutte. «Ce mouvement est puissant, car il rassemble à la fois les victimes de l’insécurité et les jeunes de la ville, qui se sentent complèteme­nt abandonnés par l’Etat. On en a marre du racisme, du manque d’emploi, d’une vie où il faut choisir entre faire la manche et faire la mule.»

Mercredi, après l’évacuation nocturne des barrages, la nouvelle tombait : un autre homicide à Saint-Laurent-du-Maroni. Et un interlocut­eur d’enchaîner : «On verra quelle est la prochaine étape… mais vous savez, une préfecture, ça brûle bien, paraît-il.»

(1) Le prénom a été modifié.

 ?? PHOTO FRED MARIE. COLLECTIF DR ?? En quarante ans, Saint-Laurent-du-Maroni est passé de 7 000 à 50 000 habitants.
PHOTO FRED MARIE. COLLECTIF DR En quarante ans, Saint-Laurent-du-Maroni est passé de 7 000 à 50 000 habitants.

Newspapers in French

Newspapers from France