Joe Bataan, réveil latin nd
Now-Again publie une compilation d’inédits et raretés du label Ghetto Records, créé dans les années 70 par l’Afro-Philippin inventeur de la salsoul.
Comme toujours avec Now-Again, il s’agit de mettre le curseur sur des faces effacées de l’histoire de la musique. C’est le cas de cette compilation, consacrée à Ghetto Records, maison fondée au tournant des années 70 par Joe Bataan avec George Febo, un personnage louche du Barrio new-yorkais. A l’époque, Bataan est sur le point de rompre avec la Fania, le label qui installa sur le toit du monde la salsa. «Je n’y avais aucune vraie liberté créative. Je savais où je devais aller, quoi chanter, comment l’arranger, quoi mettre en couverture, etc.» se souvenait en 2015, à l’occasion de son tout premier concert à Paris, le natif de Spanish Harlem. Autoproclamé «professeur diplômé en streetologie», ce métis afro-philippin a fait des séjours en prison dans sa jeunesse, où il s’est mis à la musique, du bon vieux latin boogaloo qui sera sa marque de fabrique, avant de signer une série d’albums qui vont le hisser au sommet de la pile. Et c’est donc tout naturellement qu’il donne à son label le nom de Ghetto Records lorsqu’il reprend en mains son destin. «Mon projet était de créer un Motown Records en version latine.»
En bon fan de sweet soul, genre qui devint le nom d’un de ses albums majuscules, Joe Bataan n’en était pas à son coup d’essai, ayant déjà converti les Impressions en version latine, comme il le fera avec maestria du To Be Young, Gifted and Black de Nina Simone. C’est dans cette optique qu’il va produire une poignée de disques sous cette éphémère étiquette (le salsero Eddie Lebron et la raw soul d’Alice Jean Mack sur le recherché 45-tours Never Listen To Your Heart furent aussi au programme), à l’image de la chanson qui introduit et donne son titre à cette sélection d’inédits et raretés : douze minutes qui débutent en ballade cool, avant de partir dans les tours, en latin funk. Terrible, comme Goodbye Adios, toutes cordes déployées à la mémoire de Roberto Clemente. Las, l’expérience tournera vite court, mais Bataan rentrera bientôt dans la légende en imposant le mot «salsoul», une formule magique dont ces incunables sur Ghetto Records constituent la préhistoire.
JACQUES DENIS
JOE BATAAN DRUG STORY (Now-Again).
La voix et l’harmonium de Nico, deux douleurs entrelacées qui s’épousent, avec l’héroïne pour témoin, et rejettent tout de l’époque (le Flower Power, le folk bucolique, le passé mannequin de la chanteuse et même sa pige Velvet) pour faire bruisser un vent glacial et quasi médiéval sur une lande calcifiée qui n’appartient qu’à elles. Sur The Marble Index (1968) et Desertshore (1970), John Cale les drape d’un linceul prodigieux d’alto dissonant, de rares percussions démembrées et, sur le second, de piano à peine plus docile. Jac Holzman, qui la signa chez Elektra, dit que cette musique ne s’écoute pas, mais qu’elle est un gouffre dans lequel on plonge. Bien des terreurs ultérieures ont fait leur nid dans leurs insondables excavations (notamment le dark-folk de Nurse With Wound ou Current 93), raison de plus pour célébrer la ressortie en vinyles de ces matrices essentielles.
CHRISTOPHE CONTE
NICO THE MARBLE INDEX ET DESERTSHORE (rééditions, Domino).
Leyla McCalla creuse une voie engagée sur le terrain sociopolitique, composant sa partition dans les traces d’illustres plumes. Il y eut Langston Hughes, et voilà Octavia E. Butler, citée en exergue, de même qu’un discours de Frederick Douglass lui inspire le titre de ce recueil. Après Breaking the Thermometer qui scrutait du côté de Haïti, où se nichent ses racines familiales, la violoncelliste (et banjoïste) en revient à La Nouvelle-Orléans, où elle avait déménagé. Sans hausser le ton, mais mue par le désir de bousculer une vision du monde en noir et blanc, McCalla y renoue avec l’esprit du groove, singulier et démultiplié, qui «habite» cette cité, comme une présence dans ses dix chansons, aux frontières de bien des musiques : l’énergie du rock, l’esprit cajun, le blues créolisé, des ballades à pleurer comme des hymnes à danser…
J.Den.