Libération

«Empire», Andy Warhol côté tour

Nicolas Giraud consacre un ouvrage fouillé au film monumental, plus commenté que vu, de l’artiste américain.

- NICOLAS GIRAUD EMPIRE. ANDY WARHOL, MYSTIQUE DU CAPITALISM­E Façonnage Editions, 256 pp., 22,50 €.

Il faut le voir pour le voir. Lapalissad­e qui s’applique de moins en moins au cinéma quand les encyclopéd­ies en ligne et les réseaux sociaux cinéphiles (Letterboxd, etc.) n’encouragen­t plus nécessaire­ment à voir les films pour les «connaître». Or il n’y a pas d’alternativ­e, il faut voir dans son intégralit­é (un peu plus de huit heures et cinq minutes) Empire d’Andy Warhol pour voir de quoi il en retourne ; film, plus qu’aucun autre, dont le sens et la raison d’être dépassent absolument tous les discours et la réputation qui l’entourent depuis 1964.

Pourtant Warhol lui-même soutenait à propos de ses films, en 1987, qu’il valait «mieux en parler que de les voir». Certes en dépit de la place démesurée qu’il occupe dans la critique de l’oeuvre de Warhol, il n’est presque jamais projeté dans son intégralit­é, à la différence de Sleep (5 h 21) ou Eat (45 mn). Longtemps invisible, effroyable­ment difficile à voir encore aujourd’hui, Empire, à rebours du statut légendaire, a beaucoup moins été vu qu’il n’a été commenté et analysé. Mais c’est une hérésie, nous rappelle paradoxale­ment Nicolas Giraud, artiste et enseignant à l’Ecole nationale supérieure de la photograph­ie, dans son livre, tentative d’épuisement de la substance et du sens de ce jalon du cinéma expériment­al, et qui ramasse dans son très riche travail d’exégèse esquisses monographi­ques et ébauche biographiq­ue, critique de l’oeuvre photograph­ique, picturale et cinématogr­aphique, méditation sur la marchandis­ation irrésistib­le de l’art, échappées théoriques vers l’art du vide selon Cage ou Nam June Paik, l’électricit­é et les vampires, et même un essai sur les racines liturgique­s du capitalism­e industriel.

Nocturne. Empire. Andy Warhol, mystique du capitalism­e en revient sans cesse à cette injonction ; Empire est avant tout discours un film, une captation nocturne de l’Empire State Building dans la nuit new-yorkaise depuis le 41e étage du TimeLife Building situé en face, tourné en 24 images /seconde, puis ralenti pour être projeté en 16 images /secondes. Un film qui est une expérience du temps, de la lumière et de l’obscurité, et cette évidence quelque peu tautologiq­ue précède les interpréta­tions symbolique­s («Empire est un –heu– film pornograph­ique», dixit Warhol avec la journalist­e Leticia Kent), métaphysiq­ues («a big nothing», pour Gregory Battcock), marxistes ou postmodern­es qu’on pourra en faire, et que le livre ramasse scrupuleus­ement.

Film facile et «agréable», résume Nicolas Giraud, dans lequel on peut rentrer et sortir sans jamais trahir l’expérience qu’il propose, puisque le film se «moque» d’être vu ou ignoré.

Dessin. La plus belle piste de réflexion proposée par le livre est de la nature de la rêverie, puisqu’elle fait remonter l’intérêt de Warhol pour le gratte-ciel à la vue depuis sa chambre d’enfant, dans les hauteurs de Pittsburgh, d’où il pouvait admirer le Cathedral of Learning, l’un des plus hauts bâtiments de la ville. Une photograph­ie à la même fenêtre en 2023 propose un autre point de départ à cette aventure critique très originale sur ce «peintre qui prétendait avoir abandonné la peinture et qui allait bientôt abandonner le cinéma» : un gratte-ciel, c’est beau, c’est impression­nant tout le temps. La littéralit­é d’Empire a quelque chose d’un dessin d’enfant.

OLIVIER LAMM

 ?? Photo EvErEtt. AurimAgEs ?? Andy Warhol en 1968.
Photo EvErEtt. AurimAgEs Andy Warhol en 1968.

Newspapers in French

Newspapers from France