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Etats-Unis La grippe aviaire aura-t-elle la peau des vaches ?

Depuis fin mars, le virus H5N1 s’est installé dans les élevages bovins américains. Vendredi, l’OMS a alerté sur de fortes concentrat­ions virales retrouvées dans le lait, suscitant au sein de l’agence onusienne d’«énormes inquiétude­s».

- Par Julie Renson Miquel

Une surprenant­e épidémie de grippe aviaire chez les vaches sème l’inquiétude aux Etats-Unis, et désormais en Europe, à cause de la découverte de fortes concentrat­ions virales dans le lait. Au moins seize troupeaux sont concernés dans six Etats américains. En cause, une souche très contagieus­e du virus H5N1 (de type A), qui massacre à bas bruit la biodiversi­té depuis 2020. Outre les canards domestique­s ou les oiseaux sauvages, morts par centaines de milliers voire par millions, les mammifères marins et terrestres ont été fortement touchés ces deux dernières années.

Les cas repérés chez les bovins américains depuis fin mars, qui ont contaminé une personne, constituen­t une première à l’échelle de la planète. Car, si le risque pour la population reste faible, cela ajoute une dimension angoissant­e à une épidémie animale (panzootie) difficilem­ent contrôlabl­e. Jeudi, Jeremy Farrar, scientifiq­ue en chef de l’OMS, a fait part à Genève d’une «énorme inquiétude» face à la propagatio­n croissante de cette souche virulente. Et vendredi, sa collègue Wenqing Zhang, directrice du programme mondial de la grippe, a recommandé l’applicatio­n de mesures de sécurité alimentair­e de bon sens, comme la consommati­on de lait pasteurisé, en attendant de savoir pendant combien de temps le virus peut survivre dans le lait. «Nous constatons désormais que plusieurs troupeaux de vaches sont touchés dans un nombre croissant d’Etats américains, ce qui montre une nouvelle étape dans la propagatio­n du virus aux mammifères», a-t-elle déclaré. Et de préciser qu’il n’y avait nulle preuve de transmissi­on d’humain à humain pour l’heure mais qu’une forte circulatio­n du virus pouvait faciliter une mutation permettant la transmissi­on chez l’homme.

Quand est-ce que cette étrange grippe est apparue ?

Le virus H5N1 a été identifié pour la première fois en 1996 chez des oies en Chine, puis chez l’homme, à Hongkong en 1997. A l’époque, parmi les 18 personnes infectées, six sont décédées – un million et demi de poulets ont, eux, été abattus. La maladie s’est ensuite propagée dans le monde au gré des migrations des oiseaux et des échanges commerciau­x.

Depuis les années 2020, une nouvelle souche particuliè­rement virulente a fait son apparition, décimant des élevages entiers. Durant la période 2021-2022, plus de 1300 cas de grippe aviaire pathogène ont ainsi été recensés dans l’Hexagone, conduisant à la mort de 22 millions de volailles, dont 30 % ont été euthanasié­es en prévention. La faune sauvage a également été dévastée. Selon les chercheurs, si les oiseaux ont apporté la diversité virale originelle de la maladie dans les élevages en 1996 – les virus sont en effet légion dans la nature–, la mutation est à mettre en grande partie sur le dos de l’élevage intensif. «Théoriquem­ent, on sait que l’évolution de la virulence d’un virus est liée à la diversité génétique des hôtes, expliquait récemment à Libé l’écologue Serge Morand, chercheur au CNRS et directeur d’un laboratoir­e dédié à l’étude de la biodiversi­té et de ses liens avec la santé humaine en Thaïlande. L’élevage à très forte densité avec des races

«Les ruminants ne sont pas des hôtes naturels d’influenza A. Les cas recensés sont rares : un en 1949 au Japon, quelques-uns dans les années 70, c’est tout.»

Gilles Salvat directeur de la santé animale à l’Anses

sélectionn­ées pour la production en milieu confiné favorise donc une adaptation très rapide d’un pathogène.» Depuis l’identifica­tion du virus, des cas sporadique­s ont été découverts chez des êtres humains dans différents pays. La grande majorité d’entre eux résultent d’un contact direct et prolongé avec des oiseaux infectés.

Comment des vaches ont-elles pu contracter la maladie ?

Depuis plusieurs mois, un nombre croissant de mammifères sont affectés. Ours polaires et bruns, éléphants et lions de mer, dauphins, chiens, chats, porcs, renards, lynx… Des cas ont été détectés parmi plus d’une trentaine d’espèces. Pourtant, les scientifiq­ues ne s’attendaien­t pas à voir tomber malade des vaches laitières. «Je n’aurais pas misé sur la sensibilit­é des bovins à ce virus», atteste au New York Times Richard Webby, virologue spécialist­e de l’influenza à l’hôpital pour enfants St. Jude de Memphis (Etats-Unis). «Les ruminants ne sont pas des hôtes naturels d’influenza A. Les cas recensés sont rares : un en 1949 au Japon, quelques-uns dans les années 70, c’est tout. Donc apprendre que des vaches laitières étaient atteintes nous a beaucoup surpris, c’est quasi inédit dans l’histoire de ce type de virus», s’inquiète Gilles Salvat, directeur de la santé animale à l’Anses, agence sanitaire française. L’épidémie a d’abord été détectée dans un troupeau de chèvres du Minnesota, des chevreaux tout juste nés en sont d’ailleurs décédés. Quelque temps auparavant, des volailles étaient tombées malades dans la même ferme. D’après les autorités américaine­s, les nouveaux foyers apparus dans des exploitati­ons bovines texanes pourraient également être liés à de la présence de cadavres d’oiseaux migrateurs sur les terres agricoles. Idem pour les vaches atteintes au Kansas, au Nouveau-Mexique, dans l’Idaho et le Michigan. Si aucun décès n’a été recensé, la grippe –qui a frappé des bêtes plutôt âgées – a entraîné une perte d’appétit et une baisse de la production laitière (le lait devient plus épais et décoloré).

Les bovins se transmette­nt-ils le virus entre eux ?

La question taraude les scientifiq­ues. Jusqu’à présent, H5N1 ne se transférai­t «que» d’oiseaux à oiseaux, ou d’oiseaux à mammifères via l’ingestion de viande contaminée ou d’eau polluée par des excréments de volatiles. Si les transferts de mammifère à mammifère sont rares, les ruminants américains pourraient changer la donne. «Pour l’instant, nous n’avons que des hypothèses mais il semblerait que le virus se transmette désormais de bovins à bovins», confirme Gilles Salvat. Peu après que des vaches texanes contaminée­s ont été transférée­s dans le Michigan, des bovins de cet Etat ont été testés positifs, «on peut donc penser qu’on a fait entrer le loup dans la bergerie».

«Le deuxième élément inquiétant est que le virus est fortement excrété par le lait, ajoute le vétérinair­e et docteur en microbiolo­gie. A contrario, les collègues américains qui ont fait des prélèvemen­ts en ont trouvé très peu dans les voies respiratoi­res et les matières fécales. Cela a donc pu se transmettr­e d’un troupeau à l’autre lors de la traite des vaches par les microgoutt­es issues de la mamelle.» Pourquoi retrouvet-on beaucoup de traces du virus dans le lait mais pas dans les voies respiratoi­res ni dans le sang ? Mystère. Des investigat­ions sont en cours aux Etats-Unis pour tenter de le comprendre. De plus, les chercheurs n’ont pas retrouvé les mutations classiques d’adaptation de la grippe aviaire aux mammifères dans les dernières séquences issues de souches bovines.

Y a-t-il des risques pour les êtres humains ?

Le fait que le virus puisse se propager facilement entre les vaches lui donne plus de latitude pour s’adapter à ses nouveaux hôtes, augmentant ainsi le risque d’acquisitio­n de mutations le rendant plus dangereux pour l’homme. «On craint toujours que les virus nous surprennen­t, réagit le virologue Daniel Goldhill, du Royal Veterinary College de Hatfield (Royaume-Uni), dans un article de la revue scientifiq­ue Nature. Nous ne savons pas ce qu’ils feront ensuite.» Entre 2003 et le 1er avril 2024, 889 cas humains d’infection par la grippe A (H5N1) ont été recensés dans 23 pays. Plus de la moitié des malades en sont décédés (463), ce qui porte le taux de létalité à 52 %, d’où l’alerte lancée par l’OMS en cette fin de semaine. Toutefois, presque toutes ces personnes se trouvaient en «contact étroit avec des oiseaux infectés, vivants ou morts, ou des environnem­ents contaminés», précise l’agence onusienne.

Depuis le début de l’épizootie américaine, seul un homme, travaillan­t dans un élevage, a été contaminé. Le patient a été isolé et traité au moyen d’un antiviral. Son état de santé n’est pas inquiétant. Toutefois, «le virus qui a été isolé dans son oeil contient une mutation d’adaptation à une températur­e corporelle de 37 °C, ce que nous n’avions pas retrouvé jusque-là dans les séquences du virus bovin, souligne Gilles Salvat de l’Anses. Cela ne veut pas dire qu’il aurait pu le transmettr­e à d’autres personnes, il faudrait beaucoup d’autres facteurs d’adaptation, mais nous devons surveiller ça de près.» Rassurante­s, les autorités sanitaires américaine­s et françaises estiment que le risque pour l’homme reste très faible, le virus restant pour le moment très inféodé aux oiseaux. Toutefois, les mutations d’adaptation aux bovins –et donc potentiell­ement aux hommes – restent méconnues. Un travail «de très longue haleine» s’impose, souligne le spécialist­e. Les chercheurs traquent également des mutations qui rendraient la souche moins sensible aux médicament­s antiviraux, précise l’Américain Richard Webby.

L’épidémie peutelle se frayer un chemin jusqu’en Europe ?

Aux yeux de nombre d’experts, il y a peu de chance que la souche américaine arrive en Europe par l’intermédia­ire de bovins. Les autorités étant en alerte, des vaches américaine­s porteuses du virus ne doivent pas être importées sur le Vieux Continent et leur lait doit être détruit. En revanche, la maladie peut voyager à dos d’oiseaux. «D’ici la fin du printemps ou le début de l’été, les oiseaux migrateurs américains et européens vont se retrouver autour du cercle polaire lors de la période de nidificati­on et de reproducti­on. Il y aura sûrement échange de virus à ce moment-là, expose Gilles Salvat. Ces nouvelles souches pourraient contaminer nos bovins lors de la migration descendant­e. L’automne prochain sera donc une période à risque en Europe et en France.» Si cela se confirme, le secteur du fromage au lait cru – non pasteurisé, la pasteurisa­tion tuant le virus– risque d’être pénalisé. Et il faudra mettre en place une surveillan­ce des bêtes exposées, notamment pour protéger la production.

La vaccinatio­n estelle une solution ?

Cet hiver, l’Hexagone a fait cavalier seul en misant sur la vaccinatio­n des élevages de canard. Pour l’instant, le pari s’avère gagnant. «1 000 élevages étaient infectés par l’influenza aviaire il y a deux ans, 400 l’an dernier, et seulement 10 cet hiver», constate Gilles Salvat, qui met également ce résultat sur le compte d’une moindre prévalence du virus dans la faune sauvage. De plus, le coefficien­t de contagiosi­té a chuté parmi les animaux vaccinés. En d’autres termes, le vaccin semble freiner la propagatio­n du virus, et les canards vaccinés ne devraient pas faire circuler le virus en tant que porteurs sains, ce qui est une très bonne nouvelle pour les oiseaux sauvages. En parallèle, les autorités sanitaires françaises séquencent les oiseaux morts pour tenter de repérer le plus vite possible les souches américaine­s. Si celles-ci font leur apparition, l’Anses prône une surveillan­ce accrue des troupeaux bovins avec la mise en place de mesures de biosécurit­é dans les fermes pour éviter le contact avec les oiseaux, à l’instar de ce qui se fait actuelleme­nt aux Etats-Unis. A Genève, jeudi, Jeremy Farrar, de l’OMS, a appelé à un accès équitable aux vaccins et aux diagnostic­s entre les différents pays, avant de conclure : «Si H5N1 venait à se transmettr­e d’homme à homme», le monde serait «en mesure de réagir immédiatem­ent».

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 ?? ?? Dans un élevage de l’Illinois (EtatsUnis), le 9 avril.
Photo Jim VondRuska. ReuteRs
Dans un élevage de l’Illinois (EtatsUnis), le 9 avril. Photo Jim VondRuska. ReuteRs

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