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Livreurs à vélo «Mon deux-roues, c’est mon complice, je fais attention à lui»

Majoritair­ement originaire­s d’Afrique et d’Asie, de nombreux sans-papiers transporte­nt dans les grandes villes de France courses et repas commandés en ligne. A Paris, ils racontent le lien qu’ils ont créé avec le vélo, leur principal outil de travail.

- PAR RACHID LAÏRECHE DESSIN JAMES ALBON

Saber pédale dans les rues de Seine-Saint-Denis. Il enchaîne les livraisons au milieu de la nuit. Son chemin est éclairé par un phare à l’avant et un éclairage à l’arrière de son vélo. Le sol est trempé. Il porte une capuche et des gants. Saber pédale depuis deux ans. «J’ai fait plusieurs choses en arrivant de Tunisie, surtout des travaux chez les gens, et après, comme beaucoup de mes amis, j’ai commencé les livraisons», dit-il du haut de sa selle. Il roule du matin à la nuit sur toutes les routes de la région. «Je suis musclé.» Il rigole en se touchant le mollet gauche. Les débuts étaient moins drôles. Il a eu du mal à tenir sur un vélo. «J’en ai fait un peu en Tunisie quand j’étais petit, c’était celui de mon cousin. Un bleu à quatre roues, se souvient le livreur. On roulait autour du bâtiment de chez mon oncle. Je devais avoir 5 ans. Après, ça ne m’intéressai­t plus.»

EXPLOITÉS SILENCIEUX

Lorsqu’il remonte en selle en France, des années plus tard, Saber tombe à plusieurs reprises. Il ne trouve pas l’équilibre. Le livreur demande à un pote de lui apprendre à pédaler autour du bassin de la Villette, à Paris. Des chutes et des moqueries de passants. Il doute. «Je voulais arrêter plusieurs fois, c’était la honte de ne pas savoir faire du vélo.» Il résiste. «Je ne faisais pas ça pour le plaisir mais pour le travail.» Le temps est passé. «Je sais bien en faire maintenant, c’est trop bien. Je sais même en faire sans les mains.» Il a récemment acheté son premier vélo. Terminé la débrouille: location au black à la journée et partage avec des potes. Le Tunisien bichonne son tout-terrain. Il le nettoie tous les jours; vérifie les freins et la pression des pneus. «C’est mon complice, je suis obligé de faire très attention à lui. Tous les matins, dès que j’ouvre les yeux, je vais voir s’il est toujours à sa place parce que j’ai peur qu’on me le vole, glisse Saber. Je ne comprends pas les livreurs qui ne prennent pas soin de celui qui nous accompagne dans nos vies de galère.» Il en parle avec tendresse, de son vélo. Les livreurs pédalent dans toutes les grandes villes du pays. Ils transporte­nt les repas et les courses commandés sur les différente­s plateforme­s, comme Uber ou Deliveroo. Nombre d’entre eux sont sans papiers. Ils utilisent des stratagème­s pour travailler, comme la location de licences. Ils peuvent payer près de 200 euros par semaine pour avoir un compte officiel. Les livreurs sont majoritair­ement originaire­s d’Afrique et d’Asie. Des exploités silencieux qui roulent sans compter les bornes. Un militant associatif qui travaille avec les sans-papiers et les réfugiés explique en se tordant les doigts : «Les plateforme­s sont hypocrites. Elles savent bien que ce sont des sans-papiers qui bossent sur des faux comptes parce qu’ils n’ont pas le choix. Ils pédalent comme des acharnés pour manger et envoyer un peu d’argent au pays. C’est un système fou et dangereux qui prospère.» En mars 2022, l’Etat a signé une charte pour lutter avec les plateforme­s de livraison contre le travail illégal, entraînant la suspension de milliers de comptes.

Nous avons croisé plusieurs livreurs en région parisienne pour causer vélo. Certains ont appris à en faire en arrivant en France, d’autres ont galéré pour se repérer sans connaître les lieux et maîtriser le code de la route. Le deux-roues est un outil de travail. Les chutes sont nombreuses et la fatigue quotidienn­e. Il esquinte les corps à force de pédaler sur l’asphalte. Un job violent et ingrat. Mais les livreurs ont aussi créé un lien avec leur bicyclette qui dépasse parfois le turbin. Sadio, récemment arrivé du Mali, ne grimpe plus dans les transports en commun depuis qu’il a acheté un vélo. «J’étouffe dans le métro. Je ne peux plus, même quand il fait froid. Je suis toujours sur le vélo, tous les jours, pour travailler, rendre visite à la famille ou faire des courses parce que je me sens libre. On doit juste bien rouler pour ne pas se faire contrôler par la police, dit-il entre deux livraisons. J’ai des copains qui se sont fait arrêter et qui n’ont pas pu récupérer leur vélo. Comment fais-tu pour bosser après ?»

CLÉ À MOLETTE

Les livreurs se prêtent les vélos. La générosité du deux-roues est grande entre précaires face à toutes les embûches. Parfois, ça devient plus compliqué lorsque les galères touchent tout un groupe à la fois. En décembre, à Grenoble, la police a interpellé une dizaine de livreurs à vélo sans-papiers. Ils ont été menottés, fouillés et embarqués dans les commissari­ats de la région. Ils ont été relâchés avec une OQTF – une obligation de quitter le territoire français– et sans leur vélo. Les deux-roues ont été confisqués. Les syndicats et quelques élus locaux sont montés au front. Ils ont crié à l’injustice. Le procureur de la République de Grenoble, Eric Vaillant, a rétorqué sur les réseaux sociaux que ces contrôles avaient été faits à sa demande et qu’ils avaient permis «de constater que les livreurs étaient gravement exploités par ceux qui leur sous-louaient leur licence». Mustapha a toujours une clé à molette et une rustine dans la poche. Il répare les pneus crevés à grande vitesse. «Je suis le plus rapide», dit-il comme un cow-boy dans un saloon. Mustapha est livreur. Il répare aussi les vélos des copains. Une pièce ou un billet pour changer une roue ou réparer des freins. On le retrouve sur les bords du canal de l’Ourcq, à Paris. Son vélo noir est sur la béquille. «Je l’ai acheté en septembre.» Mustapha, 34 ans, est en pause sur un banc mais il a longtemps dormi dans les parages. Il a vécu des mois dans une tente après son arrivée du Soudan, en 2018. «C’était dur.» Il se souvient du froid, des rats, du bruit et des douleurs au dos au petit matin. Mustapha a pédalé des heures pour sortir de la tente. Ses salaires maigrelets lui ont permis de dormir au chaud. Il habite dans un petit appartemen­t à Aubervilli­ers, en SeineSaint-Denis. Une colocation à quatre dans un studio.

Le Soudanais est grand et fin. Il a des yeux très noirs et une voix aiguë. «J’allumais l’applicatio­n au réveil et je l’éteignais très tard la nuit. Je ne refusais jamais une course, lâchet-il. J’étais épuisé mais je n’avais pas le choix.» Mustapha faisait du vélo

«temps en temps» au Soudan,

dans les alentours d’Omdourman, en face de la capitale, Khartoum. C’était l’adolescenc­e. Des potes et des cousins lui prêtaient. La nostalgie le fait causer. «On était plusieurs pour un vélo. On inventait un parcours et on comptait pour voir qui était le plus rapide. C’était dangereux parce que les vélos étaient un peu cassés et il n’y avait pas toujours de freins.» C’était comment la première fois en France ? Un éclat de rire. Il a galéré pour trouver une licence et un vélo pour travailler. «J’ai un peu essayé les chantiers et la restaurati­on mais je n’ai pas aimé.»

CHUTES ET CREVAISONS

Sa première course arrive en 2020. Mustapha se perd, panique sur les pistes cyclables et découvre la folie de la région parisienne. «Je pensais savoir faire du vélo mais ce n’était pas le cas. Je roulais doucement et je n’avais pas le bon équilibre. Tout le monde me criait dessus sur les pistes. Et en dehors de Paris, il y a des ronds-points et des voitures qui roulent dangereuse­ment, explique-t-il. Je suis tombé plusieurs fois. J’ai eu très mal mais je n’avais pas le choix, il fallait se relever et continuer à travailler.» Les travailleu­rs sans-papiers ne gagnent pas un rond lorsqu’ils restent à la maison. Ni congés payés ni arrêt maladie. Une situation qui les met physiqueme­nt en danger.

Un jour plus tard. Mustapha déboule à la même place sur les bords du canal de l’Ourcq. Son collègue Kamal est avec lui. Ils reviennent de chez Decathlon. «Je dois lui réparer sa roue. Kamal n’a jamais de chance», dit-il à moitié moqueur. Il liste ses déboires: chutes, blessures, crevaisons, confiscati­on du vélo par la police. Kamal est petit. Ses épaules sont carrées. Il observe Mustapha. Il lui répare sa roue en quelques mouvements. «Je n’ai pas le temps de prendre du plaisir avec le vélo à cause des problèmes. Tu ne gagnes pas d’argent quand le vélo est cassé. J’ai envie de bien travailler pour gagner un peu plus d’argent. Je pourrais m’en acheter un nouveau qui roule mieux, comme celui de Mustapha», lâche Kamal, désabusé. Le petit aux épaules carrées pose une question: «Ils ne pourraient pas nous acheter des vélos pour notre sécurité ?» Le «ils» englobe tout le monde : plateforme­s, Etat, clients et tous ceux qui veulent. En novembre, il a dû rester allongé des jours entiers après une chute. Toute la partie droite de son corps – de la jambe à l’épaule – était sévèrement éraflée. Il montre des photos des dégâts qu’il conserve en souvenir. C’était un soir de pluie. Ses pneus étaient trop lisses. «Je me suis relevé pour finir ma course, se souvient le livreur. Après, je suis rentré à pied. Je ne pouvais plus pédaler, c’était trop douloureux. Il y avait du sang et ça brûlait.» Deux nouveaux livreurs se pointent. Ils se saluent.

La discussion part dans tous les sens. Ils racontent des anecdotes vues, vécues, ou fantasmées. Ahmed, la vingtaine, a mis des autocollan­ts lumineux sur le cadre de son vélo pour être visible la nuit mais pas seulement. «Un soir, vers la Porte de Vincennes, j’ai croisé un gars sur son vélo qui avait des autocollan­ts. Ce n’était pas un livreur, raconte celui qui habite en France depuis six ans. Je lui ai dit que c’était beau et il m’en a donné quatre que j’ai collées direct.» La discussion s’arrête. Le travail reprend ses droits.

«UNE BELLE HISTOIRE»

Devant la Rotonde, à Stalingrad, Samba fait deux pas en arrière. Puis, demande: «Tu veux que je te parle de mon bijou ?» Son vélo est vert. Il y a un feu à l’arrière et à l’avant. «Je l’ai acheté récemment, c’est une belle histoire qui commence entre nous.» Samba est livreur depuis quatre ans. Il a eu de nombreux vélos mais il a économisé «sévèrement» pour acquérir son nouveau bijou. Un toutterrai­n sans égratignur­e. Le livreur de 27 ans est originaire de Conakry, en Guinée. Son enfance ? Du foot à foison. Il n’était jamais monté sur un vélo avant son arrivée en France. Il roulait à moto dans les rues de Conakry. Une Honda, son «premier amour», rigole-t-il. «Je voulais m’acheter un scooter ici mais ça coûte de l’argent, il faut payer l’essence et les réparation­s coûtent cher donc j’ai choisi le vélo pour travailler.» Samba a très vite appris à en faire grâce à sa «maîtrise» en moto. Il aime la «vitesse» et défier les vélos électrique­s sur les pistes cyclables. Le Guinéen pourrait parler pendant des heures de «son nouvel amour». Samba nous montre sa page Facebook. Sa dernière acquisitio­n est en majesté. Les amis et les familles lâchent des coeurs en échange. Il y a aussi le commentair­e d’un certain Ibrahima : «Bravo mon frère. Fort !» Ibrahima, c’était son voisin à Conakry. Il faisait du vélo avec une bande de potes. «Il s’habillait comme les cyclistes à la télé avec des vêtements serrés, dit-il. Je me moquais de lui mais je regrette. Je comprends maintenant ce qu’il ressent sur un vélo.» Samba enfile sa casquette et des lunettes de soleil malgré les nuages qui annoncent de la pluie. Il (re) part en mission.

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