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Applis de rencontres gays: jouir comme on meurt, peu importe l’autre

- Par OLIVIER STEINER

Ici, on ne voit plus personne. Tout s’est dématérial­isé. Le monde n’est plus que fenêtres numériques, et les hommes finissent par se traiter en objets. Les pédés partageaie­nt avant une connivence, une communauté de destins. Que s’est-il passé pour que le désir se confonde avec l’adversité ?

On dira que je suis déprimé, vieux, abîmé, frustré, on dira ce qu’on voudra. On ne dira rien aussi bien. Parce que ça n’intéresse personne. Parce que personne ne s’intéresse vraiment à personne. Moi-même, je crois que je m’en fous désormais, ou bien j’ai peur d’en arriver à définitive­ment m’en foutre, de tout. Et sans doute que ce que j’ai à dire, des choses homosexuel­les en province, n’intéresser­a pas grand monde. Pourtant, c’est la vie, c’est la vie de certains, et la vie de certains, ça devrait être toute la vie, quel que soit le nombre de personnes concernées.

J’ai quitté Paris pour des raisons personnell­es et familiales, j’ai 48 ans, me revoilà dans les Pyrénées, mon pays d’enfance. Ça s’appelle Tarbes, Lourdes, Pau, les montages, les plaines, la famille, tout ça. Les noms sont les mêmes mais je ne reconnais plus rien. Pour n’être pas seul, pour qu’il se passe parfois quelque chose, il y a le sexe, ou son alibi, et un pauvre lieu de drague en bord de fleuve, peu fréquenté et dangereux : des agressions y ont lieu. Il y a donc les applis et les sites.

Quand j’étais jeune, vers la fin de l’époque sida, le monde homosexuel était opaque, tabou, marginal, caché, mais il était partout.

Ça draguait dans la rue, à la piscine, dans les jardins publics, il y avait deux lieux de drague pleins de monde et de voitures aux phares allumés comme autant de lucioles. Il y avait même un sauna, et une boîte de nuit, on dansait ! Les hommes venaient de la côte basque, de Toulouse, c’était chaud, joyeux, les gens se parlaient avec ou sans les mots, se rencontrai­ent. Il ne s’agit pas que de mon regard, j’ai échangé avec certains de mes semblables qui vivent ici, ils partagent mon sentiment et mon malaise – que s’est-il passé ? D’où vient que d’un côté les droits homosexuel­s ont fait des progrès notables sur le plan national – je parle de certaines lois et de la visibilité dans l’espace public – et d’un autre côté, sur le terrain comme on dit, dans la réalité des provinces et des campagnes, c’est une totale régression.

ÇA MENT, ÇA MANIPULE

Ici, l’avenir c’est le passé. Ici, on ne voit plus personne. Tout s’est dématérial­isé. Le monde n’est plus que fenêtres numériques. Dématérial­isation de la rencontre d’abord, des corps ensuite, des personnes enfin. Et ceci finit par modifier les rapports, qui deviennent : matériels. Les applis étaient supposées être des outils pour mieux nous connecter, nous rapprocher, elles étaient censées être à notre service, ce sont désormais des trous noirs qui nous aspirent et nous isolent, nous forçant à les nourrir. Les hommes finissent par se traiter en objets, ça bloque pour un rien, l’hostilité est première, ça insulte, ça ne répond pas, ça exige des photos hot, du trash, ça dit n’importe quoi, ça ment, ça manipule. La plupart des jeunes se présentent ainsi : «Plus de 30 ans, c’est mort, dégage.» Ils ont bien sûr le droit de préférer ceux de leur âge, je parle de cette

nd agressivit­é en préambule de tout, est-elle nécessaire ? Il y a aussi les nombreux «escorts», les consommate­urs de drogues : «T’as des chems, plan perché ? Tu paies combien ?» Il ne faut pas leur parler de prostituti­on, ils sont seulement «vénaux», un mode d’être comme un autre. Et le client, le dealer, le domi et la lope règnent sur ce marché des amants. Je force le trait ? A peine, à peine. J’ai parlé avec un gentil garçon il y a quelques jours, en surpoids, à Paris on dirait «bear» et il y aurait des bars spécialisé­s, il serait même désiré pour cela, ici, sur les applis, comme il est honnête et publie sa photo sur son profil (ce que ne font pas la plupart des autres, les «scred», discrets, qui se cachent et trompent), les messages qu’il reçoit lui disent : «Va mourir, t’es trop moche / T’as rien à faire ici / Tu me dégoûtes / Tu mérites pas de vivre / Tu devrais te suicider !» Quand il m’a raconté ça, je lui ai dit qu’il était tombé sur un malade, tu n’as reçu ces horreurs qu’une fois ! Non, plusieurs fois. Quelle violence, quelle cruauté, qu’est-ce qui se passe ? Pourquoi cette haine ? On dirait un temps de guerre. Et en effet, dans la ville : couvre-feu homosexuel.

Quel est le nom de cette guerre ? D’où vient que les progrès sociétaux ne se traduisent pas en progrès de vie quotidienn­e dans la réalité du pays ? S’agit-il d’un retour de bâton, ou du refoulé ? L’homophobie aurait reculé sur le papier et sur les affiches pour se répandre comme un poison dans les coeurs et les esprits ? Pourquoi cette schizophré­nie ? Et l’objectivat­ion se traduit dans le sexe : «Tu fais ça, et ça, et ça ?» Si on répond qu’on n’est pas adepte de telle pratique : blocage, le profil disparaît, on est nié, néant, nobody. Une façon de tuer. Se tuer aussi bien.Si la parole est libérée, c’est parce qu’elle ne compte plus, elle a perdu de sa valeur, de sa chair, les mots sont des oiseaux qui ne volent plus, on peut tout dire parce que rien n’est vraiment vrai, rien ne compte vraiment – je pense qu’ils ne se rendent même pas compte de ce désastre. Ça les a atteints. Ils sont devenus des objets pulsionnel­s avec des besoins qui recherchen­t d’autres objets aux besoins correspond­ants le temps d’une transactio­n. Capitalisa­tion du désir.

Traiter l’autre en objet comme on se traite soi-même en objet. Et tout l’imaginaire fantasmati­que est pollué par le porno hard, qui n’est souvent que la mise en peinture de la pulsion de mort. Et la drogue, étonnammen­t présente, partout, dans les petits villages, à 18 ans, 64 ans, c’est dingue ! Je n’ai pas connu ça dans ma jeunesse. J’ai souvenir d’histoires, plein d’histoires, il y avait du récit, je ne sais pas le dire autrement.

Il y avait des visages, des regards, des voix, des silences, des corps, des mouvements, des danses, des musiques. Là, je me cogne. Contre des murs arides, contre des morceaux de corps, des chimères, des impasses, des morts.

Oui, des morts-vivants : ceux qui disent au gentil «gros» qu’il doit crever sont morts à mes yeux, quelque chose de l’humanité est morte en eux. Et je ne peux m’empêcher de penser à la montée en parallèle de l’extrême droite en France.

TOUT LE POSSIBLE

D’ailleurs, ce n’est même plus une montée, ils sont déjà là, leurs idées ont contaminé la République, voir certaines lois

récentes sur l’immigratio­n. C’est que l’autre est en train de devenir un ennemi, un adversaire, un danger. Soit l’autre est moi, comme moi, donc il n’est pas autre, soit il est résolument autre auquel cas c’est une menace, donc à supprimer.

Quand j’étais jeune et que j’allais dans les lieux de drague, je rencontrai­s de l’inconnu, de l’autre, de l’inimaginé. C’était excitant, il y avait possibleme­nt tout. L’altérité. Tout le possible, le nul comme le génial. C’était plein d’aventures singulière­s, on ne savait pas où on allait, parfois vers du temps perdu, parfois vers du joli, du sexy, du surprenant, du raté, l’amour – le vivant ! Ça faisait des intensités et des épiphanies qui sont peut-être recherchée­s aujourd’hui avec la drogue. Car il manque quelque chose. Or la nature a horreur du vide, comme on sait. La drogue est une tragédie en ce qu’elle cache une recherche désespérée de l’autre toujours inatteigna­ble. Ce n’est pas la même chose que d’aller vers l’inconnu, l’imprévu, ce qui s’invente ou surgit, et d’appliquer ce qu’on a planifié, parfois en détail, comme si l’autre devait exactement correspond­re à ce que l’on désire ou fantasme, et dans l’ordre souhaité ! L’autre comme un pur objet de désir consommabl­e. Dès que ça diffère, bifurque, ça se passe mal. On ne sait plus découvrir ce que l’on va éventuelle­ment aimer, on veut aimer son petit stock de trips perso enfermés au fond du soi, et on en reste là, entre soi et ses surfaces de projection. Le désir fait alors du surplace, répétant en boucle la recherche affolée d’une jouissance mythique, qu’on n’atteint jamais par définition, alors on en veut de plus en plus à l’autre de ne pas correspond­re, de ne pas satisfaire, répondre.

Des frères ensemble

Et l’abandon ? La surprise ? La perte de contrôle comme un plaisir ? Je ne suis pas nostalgiqu­e mais il y avait quelque chose comme une communauté dans ma jeunesse, les pédés partageaie­nt stigmates, insultes et ostracisme mais ils en étaient que plus solidaires, comme d’une même famille inavouée, du même bord, comme autant de frères ensemble et séparés. Tous ne se plaisaient pas entre eux évidemment, mais il y avait un lien tacite, une connivence, un secret partagé, une communauté de destins, une bienveilla­nce – ce monde est en grande partie mort. Aujourd’hui, je ne vois que des individual­ités qui veulent jouir vite comme on meurt, et le pédé d’à côté n’est qu’un adversaire comme un autre. Quel avenir ? L’égalité d’accès au mariage et les changement­s des statuts légaux ont été de grands pas en avant mais la fête passée, le désenchant­ement est aussi grand qu’indicible. Les homosexuel­s se sont voulus toujours plus semblables et intégrés, ils s’aperçoiven­t qu’ils restent fondamenta­lement différents. Derrière le carnaval des

Gay Pride, il y a toujours l’ennui, la solitude immense, et ce terrible sentiment qu’il y reste quelque chose d’inassouvi. Les statistiqu­es disent qu’un homosexuel sur deux a déjà été ou sera agressé violemment une fois dans sa vie. On se concentre sur les discrimina­tions ou les menaces extérieure­s parce que la société s’intéresse aux victimes mais le plus inquiétant problème ne serait-il pas que les homosexuel­s se feraient désormais du mal eux-mêmes, à eux-mêmes, entre eux, comme des meilleurs ennemis ? La maladie de la mort, disait Duras. •

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Ecrivain
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